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Avant l’époque des grands prophètes (VIIIe et VIIe siècles avant Jésus-Christ), Israël vivait dans la persuasion que Yahvé ne voulait que la grandeur et la prospérité de son peuple. Yahvé n’était pas encore adoré comme le Dieu de l’univers : il était le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu d’un peuple, le Dieu d’Israël. Les autres nations avaient aussi des dieux protecteurs dont l’existence et le pouvoir n’étaient pas mis en doute. Dans une telle conception, que serait-il resté à Yahvé, s’il n’avait pas défendu son peuple ? Sa propre gloire n’était-elle pas faite de la gloire d’Israël ? On avait donc la plus parfaite confiance en sa protection : c’était de sa main qu’on avait reçu en héritage le pays de Canaan, et c’était par sa faveur qu’on en conservait la paisible jouissance ; c’est lui qui multipliait le peuple et lui donnait des chefs militaires, des prêtres et des prophètes ; c’est à lui qu’on rendait grâces pour les récoltes et les oracles, comme pour les délivrances à main armée.
Cependant on ne pouvait se dissimuler que cette protection divine faisait parfois défaut : la guerre n’était pas toujours victorieuse, la sécheresse compromettait les récoltes, la peste décimait le peuple et les prêtres et les prophètes ne trouvaient pas infailliblement de remèdes à ces maux. On en concluait que le malheur même était voulu de Yahvé et on l’attribuait à sa colère.
Le sentiment moral venait d’ailleurs renforcer cette conclusion, car il était naturel de penser que Yahvé n’approuvait pas toujours la conduite de son peuple et qu’il prenait offense des crimes commis en Israël. En cas d’infortune nationale, on était ainsi amené à chercher l’explication de la colère divine dans les fautes des hommes. Il fallait alors découvrir les coupables et apaiser Dieu par leur châtiment. Yahvé, en effet, était déjà conçu, dans ces temps primitifs; comme le protecteur du droit, le patron de la veuve et de l’orphelin, le vengeur du sang innocent : les admirables récits da meurtre d’Urie (2Sa 11-12) et de Naboth (1Ro 21) le prouvent surabondamment.
Mais d’innombrables textes ne nous en montrent pas moins qu’il s’en fallait de beaucoup, dans les idées de ce temps, que la colère de Yahvé se confondît avec l’exercice d’une stricte justice. On concevait Dieu à l’image de l’homme et on lui prêtait souvent des sentiments plus humains que divins.
D’abord, on admettait que Yahvé ignorât parfois le crime et ne vit pas toutes les actions des hommes. Quand on croyait quelqu’un coupable, on faisait le voeu que Dieu le regardât, condition indispensable pour qu’il pût te juger (Ex 5.21). Il arrivait aussi, pensait-on, que Yahvé ne découvrit le crime qu’après de longues années. Juda dit à Joseph; après que la coupe d’argent eût été découverte dans le sac de Benjamin : « Dieu a trouvé l’iniquité de tes serviteurs » (Genèse 44.16). Les fautes impunies donnaient aussi à penser que Yahvé pouvait les avoir oubliées. La veuve de Sarepta reproche à Elie d’avoir rappelé à Dieu le souvenir de son iniquité et explique ainsi la maladie de son fils (1Ro 17.18). Quand un crime n’a pas eu de témoins et qu’il n’y a pas de preuves contre l’inculpé, il arrive que là loi prescrive à l’offensé une offrande destinée à rappeler le crime à Dieu : la justice humaine étant impuissante, on essaye d’attirer l’attention de la justice divine sur cette cause difficile (Nombres 5.15). C’est la même conception d’un Dieu qui ne remarque pas tout et qui ne se rappelle pas tout, qui apparaît dans la prière d’Anne, mère de Samuel : « Yahvé des armées ! si tu daignes regarder l’affliction de ta servante, si tu te souviens de moi, si tu ne m’oublies pas... » (1Sa 1.11).
Par contre, Yahvé n’ignore ni n’oublie jamais une offense qui lui est faite à lui-même personnellement. Sa colère alors ne manque jamais d’atteindre le coupable. Les fils du prêtre Eli, prêtres eux-mêmes, prennent la part des sacrifices destinée aux prêtres avant d’avoir fait à Yahvé la sienne. Yahvé, qui veut être servi le premier, fait périr les criminels et retomber le châtiment sur leurs descendants en leur interdisant à jamais l’accès au sacerdoce : « Jamais le crime de la maison d’Eli ne sera expié » (1Sa 3.14). Eli avait cependant essayé d’expliquer à ses fils qu’il est autrement dangereux de pêcher contre un Dieu que contre son prochain : « Si un homme pêche contre un autre homme, Dieu s’entremettra comme un arbitre entre eux ; mais si c’est contre Yahvé qu’il pèche, qui pourra s’entremettre en sa faveur » (2.25) ? — L’arche (voyez ce mot) est conçue comme l’habitation du Dieu d’Israël ; quiconque y touche commet une profanation et offense gravement la divinité ; celle-ci se venge en faisant périr les téméraires (2Sa 6.6-11). — Des milliers d’hommes sont également victimes de la colère de Yahvé pour d’autres crimes qui l’ont gravement offensé et qui ont été commis par Acan (Josué 7), par Saül (1Sa 15), par David (2Sa 24), par Achab (1Ro 20).
Comme Dieu d’Israël, Yahvé est atteint quand son peuple est atteint : il est personnellement offensé par ceux qui menacent Israël. S’il livre parfois son peuple à l’ennemi, c’est pour le punir ; mais l’ennemi d’Israël n’en reste pas moins l’ennemi de Yahvé ; et la colère de Yahvé contre l’ennemi est terrible ; elle se manifeste souvent par l’ordre donné à son peuple victorieux de massacrer les vaincus jusqu’au dernier : « Ils s’emparèrent de la ville et ils dévouèrent par interdit, au fil de l’épée, tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, enfants et vieillards, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes » (Josué 6.21 ; voir Interdit et Anathème et comparez : Josué 10.28 ; 1Sa 15.3). Aucun texte ancien ne dit jamais que Yahvé ait donné raison contre Israël à aucune autre nation ; à moins d’avoir des motifs d’être irrité contre son peuple, il le défend comme s’il se défendait lui-même. Les considérations d’ordre moral n’interviennent ici que dans une très faible mesure. A leur départ d’Egypte, les Israélites reçoivent l’ordre de dépouiller leurs ennemis (Ex 3.32) ; la colère de Yahvé s’enflamme contre un pharaon qui a ravi Sara à Abraham, à la suite d’un mensonge du patriarche ; et non seulement celui-ci n’est pas puni, mais, après que le pharaon a été « frappé de grandes plaies », Abraham, secouru par son Dieu, peut quitter l’Egypte en sécurité avec tous les présents qu’il reçus en échange de Sara (Exode 12.10-20) ; Jacob est protégé de même malgré toutes ses fautes (Ge 27 à 31) : c’est que les patriarches représentent déjà Israël et les intérêts de Yahvé.
La colère de Yahvé atteint les enfants du criminel en même temps que le criminel ou à sa place. Koré, Dathan et Abiram, révoltés contre Moïse, ne périssent pas seuls, mais avec toutes « leurs maisons » (Nombres 16). David, après le meurtre d’Urie, n’est puni qu’en la personne de son enfant (2Sa 12-13). De même tout le peuple peut être châtié pour la faute d’un seul (Josué 7-8 ; 1Sa 14.37-45 ; 2Sa 21.1-14 ; 24). Le fléau national, déchaîné par Yahvé, oblige le peuple à rechercher le coupable, car il faut apaiser la colère divine. Les peines prévues par la loi contre toute espèce de crime, comme aussi, dans certains cas, le culte lui-même, n’ont guère d’autre but que celui-là : prévenir la vengeance de Dieu.
On pensait, en outre, que Yahvé pouvait éprouver de la colère à l’égard d’un homme pour la seule raison qu’il ne l’aimait pas. On prêtait à Dieu des sentiments de sympathie ou d’antipathie spontanées dont il était inutile de chercher les motifs. On ne pouvait dire, à ce sujet, qu’une seule chose : c’est qu’il faisait grâce à qui il faisait grâce et miséricorde à qui il faisait miséricorde (Ex 33.19). On ne savait pas pourquoi Yahvé avait regardé avec faveur Abel et son offrande et sans faveur Caïn et la sienne (Ge 4.4-5), pourquoi il avait préféré Jacob à Esaü. On admettait qu’il eût des favoris. On s’inclinait devant ses disgrâces comme devant ses grâces. Le sentiment de la justice n’était pas encore assez puissant pour que ces caprices de la divinité parussent choquants.
Si l’on ajoute que la colère de Yahvé s’abattait sur le criminel sans avoir égard à ses intentions, on aura relevé les caractères les plus importants de la conception primitive de la divinité chez les anciens Israélites. Ceux-ci, malgré quelques intuitions plus élevées (Ge 20.4-5), ne connaissaient guère que les crimes de fait (voyez : Vengeance) et se faisaient un Dieu à leur image. Abimélek va subir toute la rigueur de la colère divine à cause d’un acte qu’il croyait légitime : il avait introduit Sara dans son harem ignorant qu’elle fût la femme d’Abraham ; Dieu lui dit, d’ailleurs, en songe : « Je sais que tu as agi avec un cœur pur » ; cependant il le châtie par une maladie et l’aurait fait périr si le crime involontaire avait été consommé ; encore faudra-t-il qu’Abraham, qui, en trompant Abimélek, a attiré sur ce dernier la colère divine, intercède auprès de Dieu pour obtenir sa guérison (Genèse 20).
C’est contre cette conception grossière de la colère de Dieu que s’élevèrent avec force les premiers grands prophètes (voyez ce mot).
Ils proclamèrent d’abord que la colère de Dieu ne se manifeste jamais que contre ’l’injustice. Yahvé est le seul Dieu juste et il n’y a jamais rien d’arbitraire ou de capricieux dans ses jugements: par suite, l’homme n’a plus aucune raison de croire qu’il peut être frappé pour des causes inconnues de lui, ou épargné malgré ses péchés.
Et il devait résulter de là qu’Israël même, le peuple de Dieu, ne pouvait jouir d’aucune impunité s’il vivait dans l’iniquité. Les prophètes, en effet, n’hésitent pas à affirmer que Dieu ne reculera pas, si cela est juste, devant la nécessité d’anéantir son peuple lui-même. Yahvé est d’ailleurs devenu le Dieu de qui dépendent toutes les nations et qui les juge sans aucune partialité.
A bien des égards, c’était là une religion nouvelle : celle du Dieu de justice. Mais il restait aux hommes à recevoir la révélation de la seule vraie religion celle du Dieu d’amour. L’Evangile du Père a effacé la colère de Dieu.