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Province d’Asie : qui renferme les sources de l’Euphrate et du Tigre, de l’Araxe et du Phasis, et dans laquelle nous croyons que se trouve la province d’Éden, où était le Paradis terrestre. Le nom d’Arménie dérive ou d’Aram, père des Syriens, ou de Har-Minni, montagne des Minéens. Minni, ou les Minéens, sont connus dans Jérémie (Jérémie 51.27). Dans la Genèse (Genèse 8.4) où Moïse dit que l’Arche s’arrêta sur les montagnes d’Arménie l’Hébreu lit simplement, sur lees montagnes d’Ararat ; et au quatrième livre des Rois (2 Rois 19.37). où il est dit que les deux fils de Sennachérib, après avoir tué leur père ; se sauvèrent dans l’Arménie, in terram Armeniorum, l’Hébreu lit, dans la terre d’Ararat.
L’Arménie a été visitée récemment par de savants voyageurs, Saint-Martin, et, en dernier lieu, Eugène Boré, de qui j’ai emprunté les renseignements qui suivent.
Ce pays, situé entre l’Euphrate et la mer Caspienne, se montre à-peu-près aussi étendu que le royaume actuel de France, lorsqu’on fixe ses limites septentrionales à la Géorgie et au mont Caucase, et que l’on descend au midi jusqu’au Diarbekre. On se souvient de l’arche se reposant sur les montagnes d’Ararat en Arménie et du nom de Tigrane avec lequel est cité celui de Mithridate ; mais l’on ignore que, dans cette partie de l’Asie ; subsiste un peuple, formant plus de quinze siècles avant notre ère, une des monarchies les plus puissantes de l’Orient, ayant ses lois et sa constitution propre, ses mœurs, ses dynasties de rois, son langage, sa littérature ; et sa liturgie ecclésiastique lorsqu’il entre dans la famille des peuples chrétiens.
Un fait assez singulier, c’est que le nom d’Arménie, usité généralement par tous les écrivains anciens ou modernes de l’Orient et de l’Occident, pour désigner ce pays, n’est point celui que les Arméniens donnent à leur patrie. Ils l’appellent Haïasdan, ou pays des Haikhs, du nom d’un certain Haïg, leur premier roi, qui vint de Babylone s’établir en Arménie, avec toute sa famille, environ vingt-deux siècles avant notre ère. Ils ont encore plusieurs autres noms tirés de quelques anciens patriarches mentionnés dans la Bible, et qui, par conséquent, ne doivent pas être antérieurs à l’établissement du christianisme en Arménie. Tel est le nom d’Ask’hanazéan, dérivé de celui du patriarche Askenez, fils aîné de Gomer, fils de Japhet. On trouve aussi fréquemment, dans les auteurs, Le royaume d’Arménie désigné sous le nom de Maison de Thorgom, dont ils ont formé l’autre nom générique de Thorkomatsi, dans lequel certains orientalistes ont à tort voulu retrouver le mot Turcoman. Ils prétendent que le patriarche Thorgom était, comme Askénez, fils de Thiras, fils de Gomer, quoique l’Écriture nous dise qu’il était directement fils de Gomer. Selon ces historiens, ce Thorgom aurait été le père de Haïg, premier chef de leur nation. Les traditions géorgiennes sont parfaitement conformes à cette opinion : les Arméniens, les Géorgiens, et tous les peuples du Caucase, sont désignés par la dénomination générale de Thargamosiani, ou descendants du patriarche Thargamos, dont le fils aîné, appelé Haos, est évidemment le même que Haïg.
L’origine précise du nom d’Arménie est enveloppée d’obscurités. Les historiens nationaux le font dériver d’Aram, un de leurs plus anciens rois, qui se rendit fort célèbre par ses grandes conquêtes. On raconte d’Aram, dit Moïse de Khorène, l’historien le plus célèbre de la nation, beaucoup de traits de courage et de belles actions qui étendi rent dans tous les sens les limites de l’Arménie. C’est de son nom que tous les peuples tirent celui de notre pays, Les Grecs le nomment Armen ; les Syriens et les Persans le nomment Arménig. Plusieurs autres écrivains soutiennent la même opinion. Quoi qu’il en soit de l’origine de ce nom, il est certain qu’il est fort ancien.
On pourrait peut-être le rapporter à celui d’Aram ; donné dans la Bible à la Syrie et à la Mésopotamie. Il était connu des Grecs dès le cinquième siècle avant notre ère, et ils l’appliquaient au pays que nous appelons Arménie ; et même quelquefois à la partie orientale de la Cappadoce, La Bible mentionne trois fois le pays d’Ararat, sans le désigner sous le nom d’Arménie.
Le passage de Jérémie ; (Jérémie 51.21), où il est dit : Annoncez aux rois d’Ararat, de Menni ou Mini et d’Askénez, etc., a beaucoup embarrassé les commentateurs. Le mot Menni placé près de deux autres qui conviennent au pays de l’Arménie, a fait croire qu’il désignait l’Arménie même, aussi la version des Septante et les textes arménien et syriaque traduisent ce mot par celui d’Armenia. Néanmoins, à l’époque de Jérémie, ce nom n’était point encore usité. Le savant Saint-Martin a cru reconnaître dans ce nom celui de Manavaz, fils de Haïg, qui fut le père d’une postérité nombreuse, établie dans la province de Hark’h, où la ville de Manasgerd fut fondée. Cette partie de la nation était désignée sous le, nom spécial de Manatavéans. Il paraît aussi que l’on appelait Minyas une certaine contrée de l’Arménie centrale. Nicolas de Damas, historien contemporain d’Auguste, en fait mention.
Depuis l’impression de l’ouvrage que je viens de citer, M. Eugène Boré, son auteur, a voyagé en Orient, exploré l’Armeuie. Dans son Memoire sur la Chaldée et les Chaldéens, écrit parmi ce peuple qu’il visitait, et adressé à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il a souvent occasion de parler des Arméniens. Les Arméniens, en un endroit, malgré l’analogie apparente du nom d’Aram auquel leurs historiens rattachent celui de la nation ne peuvent néanmoinsêtre classés dans cette catégorie. Ils appartiennent à une race complétement séparée des peuples araméens par le caractère, les mœurs, l’origine et le langage. Il est même indubitable qu’ils ne prirent possession de leurs montagnes qu’après en avoir chassé ou asservi la population aborigène, comme l’indique le Combat épique d’Haïg, contre le roi des Assyriens, Bélus, qui ouvre l’entrée de la race Arménienne sur la scène historique
Voici maintenant quelques considérations sur la position géographique et l’antiquité de l’Arménie, sur l’idiome de ses habitants et sur leur littérature ancienne. Elles sont d’un Arménien, c’est-à-dire de M. l’abbe Grégoire Kabaragy, garabed, collègue de M. Bore à l’académie Arménienne de Venise, et auteur de la traduction française de l’histoire du $oulèvement de l’Arménie au cinquième siecle ; traduction suivie de notes et publiée à Paris en 1844. M. Kabaragy s’exprime dans les termes qui suivent :
Moïse, l’historien le plus ancien, dans ce code des lois divines et humaines, morales et politiques, dans la Genèse (Genèse 2), fait la description d’une terre située vers l’orient (par rapport à la Palestine), où prenaient naissance quatre grands fleuves qui arrosaient dans leur cours des contrées lointaines. Près de la source de ces fleuves était un jardin délicieux, paradis terrestre, nommé Éden, que Dieu avait préparé pour le premier homme, et où il le plaça.
Un coup-d’œil sur le point du globe terrestre où ces quatre fleuves prennent naissance nous suffira pour reconnaître d’une manière positive l’endroit où était situé l’Éden. La Genèse donne à ces grands courants d’eau les noms de Efrad, Dicrise, Guihon et Picon. Les deux premiers, on le sait, coulent en Asie et prennent leur source en Arménie. Quant aux deux derniers, nous n’hésitons pas à dire que leurs noms, comme tant d’autres ont été défigurés par la manière différente d’écrire et de prononcer des Égyptiens et des Hébreux, et que ce sont le Cyrus et l’Araxe (en Arménien Gour et Ierazkhe), qui sont aussi de grandes rivières comme les deux premiers, et qui ont aussi leur source en Arménie. Ainsi le Gour n’est autre que le Guihon des Hébreux. Quant au fleuve Araxe, son nom est entièrement méconnaissable. Toutefois nous avons contre nous on apparence une description du cours de ces fleuves, par le pays de Hévila et d’Éthiopie, et l’on trouve, dit-on, dans leur lit, de l’or et des pierres précieuses. Ce sont là des points enveloppés d’obscurité que les savants naturalistes cherchent à éclaircir et qui se rencontrent souvent chez les anciens historiens.
Nous voyons dans la Genèse (Genèse 3.24) que Dieu chassa l’homme du jardin d’Éden après sa désobéissance, et qu’il l’établit non loin de ce lieu (les Septante disent « en face ») où fut le berceau des premiers hommes, qui ensuite remplirent toute la terre de leur postérité.
Ainsi l’Arménie revendique pour elle l’honneur d’avoir été le pays choisi par Dieu pour y créer l’Éden, aux sources de ces quatre fleuves, et y placer le premier homme, jusqu’à ce qu’on puisse réfuter, par des preuves aussi authentiques, le livre de Moïse.
La Genèse (Genèse 7) nous raconte la terrible catastrophe du déluge, dans laquelle fut exterminée toute la race humaine, à l’exception de Noé et de sa famille, qui se réfugièrent dans une arche flottant sur les eaux, laquelle vint s’arrêter sur le mont Ararát en Arménie. Depuis une haute antiquité, les habitants de cette contrée, sans avoir eu la moindre relation avec les Hebreux, sans connaître leurs livres d’histoire, appellent cette montagne Aïrarad, et le pays environnant, pays d’Aïrarad et Nakchivan, dont l’étymologie est première ville.
Noé sortit de l’arche (Genèse 8) et descendit jusqu’au pied du mont Ararát. Là il érigea un autel et offrit des sacrifices à Dieu en actions de grâce. Ensuite il cultiva la terre et planta la vigne. Il but du vin et s’enivra. Alors toute la terre parlait la même langue. Quel point sur le globe a plus de droit à la vénération des peuples, que celui qui servit de berceau à la race humaine régénérée !
Je n’agiterai pas ici la question si controversée de la langue primitive, ou de la langue d’Adam et de Noé ; je tâcherai seulement de démontrer que l’Arménie doit être considérée comme le berceau du monde, et que ce n’est pas sans raison que ses habitants ont la prétention de parler le dialecte de Noé et d’Adam, non pas certes dans son antique pureté (car les perfectionnements des arts et les progrès de l’esprit font naître des besoins plus nombreux ; et de là des changements continuels dans la langue), mais que l’on peut au moins rapporter avec certitude à la source primitive.
Bon nombre de savants, et même des écrivains revêtus d’un caractère sacré, ont traité cette question en partant du même point, c’est-à-dire avec l’autorité de la Bible ; mais, n’étant mus dans cette controverse par aucun intérêt national ou local, ils sont restés, selon nous, en dehors de la vérité.
Relisons attentivement la Genèse (Genèse 11) ; voici ce que nous y trouvons : « Il arriva qu’ils partirent de l’Orient (se dirigeant vers le sud, mots que le texte omet, car, par rapport à la Palestine, c’était aussi l’Orient, comme la contrée où se trouvaient l’Éden et le mont Ararát ; c’était une troupe d’aventuriers, le trop plein de leur nation), et qu’ils trouvèrent au pays de Sennaar une campagne fertile où ils s’arrêtèrent… et ils se dirent : Venez, bâtissons une ville et une tour dont le sommet se perde dans les nuages… Dieu, entendant cela, dit : Ils ne forment qu’un peuple et parlent tous la même langue, rien ne les empêchera de mettre leurs projets à exécution ; confondons là leur langage ; qu’il ne soit plus le même, afin qu’ils ne puissent se faire entendre les uns des autres. Contrainte ainsi de renoncer à bâtir cette ville et cette tour, cette troupe aventureuse fut dispersée par toute la terre.
La conséquence de ce récit est bien simple. Elle est évidente pour quiconque a étudie les instincts de l’homme et connaît l’histoire des anciens Grecs et Égyptiens. Le pays d’Ararat, cette riante contrée, arrosée par quatre grands fleuves et par une infinité de courants d’eau, si fertile et si productive, située sous un climat tempéré, cette terre qui, depuis quatre siècles, était devenue si florissante, cette heureuse terre que Noé habitait avec ses enfants, et qu’il gouvernait et comme père et comme roi, qui aurait pu songer (et n’oublions pas que le cœur des hommes n’avait pas encore perdu toute sa pureté primitive), qui aurait pu songer, disons-nous, à quitter cette vie en famille, ces nombreux parents, ces lieux qu’un long séjour devait rendre nécessaires, pour s’en aller à l’aventure dans un pays nouveau ? Ce fut probablement après la mort de Noé, ou peut-être de son vivant, par son ordre ou avec sa permission, que le trop plein de cette grande famille quitta sa terre natale, pour la seule cause qu’elle était trop peuplée et qu’elle ne suffisait pas à nourrir ses enfants. Il serait absurde de prétendre que la totalité, ou même la moitié de ce peuple, quitta des demeures tranquilles, des terres cultivées, pour se répandre à travers des contrées inconnues.
Il est donc évident qu’une partie seulement de ce peuple s’éloigna vers le sud ; et ce fut à leur arrivée dans la plaine de Babylone, sur les bords du Tigre, que ces émigrants conçurent l’orgueilleux projet de bâtir la tour. Ce projet déplut à Dieu, et pour en empêcher l’exécution par un châtiment bien simple il mit le désordre et la confusion dans le langage des travailleurs, et ceux-ci ne comprirent plus les ordres qu’ils se donnaient entre eux. J’ai dit un châtiment bien simple, car, supposé que chaque individu se trouvât tout d’un coup avoir quelque nerf de la langue paralysé, de façon à ne pouvoir prononcer huit-ou dix consonnes ou voyelles des 38 de l’alphabet qui forme la langue araratienne, il en résultera autant d’idiomes qu’il y aura d’hommes. Ainsi, le langage de chacun des constructeurs et des travailleurs de la tour étant changé, il s’ensuivit une confusion générale.
Dès-lors les chefs de famille se divisèrent ; et chacun d’eux, emmenant sa femme, ses enfants et petits-enfants, se dirigea à l’aventure, s’arrêtant en chemin là où il trouvait de la nourriture et des terres à cultiver. Quelques-uns restèrent et sont encore jusqu’aujourd’hui nomades et errants. Par la suite, ces hommes s’étant multipliés formèrent les nations avec leurs gouvernements, leurs religions, leurs langues ; puis ils devinrent étrangers les uns aux autres, ensuite ennemis, et s’égorgèrent entre eux. Telle est l’histoire fidèle du genre humain.
Je reviens maintenant à mon propos, à savoir que tous les idiomes ont leur source dans la confusion des langues, que Dieu infligea pour punition aux orgueilleux architectes de la tour de Babel. Mais doit-on confondre avec les autres, l’idiome du peuple paisible du pays d’Ararat ? Ce peuple éprouva-t-il une paralysie d’un des nerfs de la langue qui empêchât de prononcer quelque lettre, ou continua-t-il à parler la langue qu’il tenait de Noé ?… Personne assurément ne saurait chercher à rétorquer ces arguments ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que tous les idiomes ont subi, par la suite des temps, des extensions, des altérations et des mélanges plus ou moins notables jusqu’à l’invention de l’écriture.
J’entends parler ici de l’origine d’une langue qui ne s’est jamais altérée et troublée forcément. Ainsi, les habitants du pays d’Ararat, qu’on appelle la nation arménienne, se glorifient de parler une langue qui dérive de Noé et d’Adam, et non de la confusion de Babel.
Maintenant cette langue est-elle cultivée ?
Ma réponse est facile ; elle est écrite dans l’histoire de notre pays. Par l’analyse que nous avons faite de plusieurs passages du livre de Moïse, nous espérons avoir suffisamment démontré que l’Arménie était bien la terre arrosée des sueurs de Noé, le berceau da genre humain. Parmi ceux qui, ainsi que nous l’avons vu plus haut, avaient quitté cette terre bienheureuse, et quoique quelques-uns, comme les Chaldéens, les Mèdes et les Assyriens, eussent ensuite formé des monarchies, un bon nombre menaient cependant une vie errante et misérable. Poussés par un instinct secret, ils se sentaient toujours ramenés vers elle comme vers leur première patrie. Les faibles venaient lui demander un refuge et l’hospitalité ; les forts, comme des enfants dénaturés, en faisaient le théâtre de leurs pillages et de leurs violences. Elle, comme une mère indulgente, accueillait et soulageait les uns, et courbait patiemment la tête sous les attaques parricides des autres. Jamais, poussés par l’esprit de conquête et la soif du pillage, les Arméniens, n’allaient inquiéter les peuples voisins. Heureux dans leur pays, ils n’en sortaient point, se contentant de repousser les agresseurs. C’est l’instinct, c’est en deux mots l’histoire de l’Arménie. Comment ce peuple aurait-il pu cultiver les lettres, quand, à de rares intervalles près, il ne connaissait point de repos à cause desaggressions des Perses et des Romains ? Cependant ils cultivèrent la littérature et les sciences. Une faible partie de leurs ouvrages est dans nos mains ; le reste, nos ennemis sont détruit par le feu et par l’eau. L’autre moitié existe encore…
… On ne pense pas que les Arméniens aient jamais été un peuple nomade et aventurier ; il n’est aucune tradition parmi eux, d’après laquelle ils soient venus d’une autre contrée s’établir en Arménie, ainsi que tant d’autres peuples qui se disent colonie de tel ou tel autre pays. On voit, au contraire, qu’ils avaient appris et suivi fidèlement l’exemple de leur père Noé ; qu’ils vivaient sédentaires, bâtissaient et habitaient des villes, des villages et ensuite des châteaux, et qu’ils étaient uniquement occupés, ce en quoi la fertilité du sol les servait admirablement, à cultiver la terre et élever de nombreux troupeaux et des chevaux excellents, et aux arts de première nécessité. L’Arménie était divisée en plusieurs principautés, séparées les unes des autres par des rivières et des montagnes, et gouvernées chacune par un prince dont l’autorité était absolue. Des colonies peu nombreuses de Syriens, de Juifs, de Parthes, de Persans, de Kurds, de Huns et même de Chinois, vinrent, à différentes époques, s’établir en Arménie, et occupèrent diverses parties de son territoire que le roi d’Arménie leur avait concédées. Ces étrangers adoptèrent la loi générale et les usages des indigènes avec les leurs, et ils finirent avec le temps par se confondre en un seul peuple.
Tel était le royaume d’Arménie, fractionné en une multitude de principautés héréditaires qui, avec leurs subdivisions, formaient plus de cent gouvernements. Ces petits souverains ne contribuaient aux charges de l’État qu’en payant quelques droits insignifiants ; ils étaient tenus de fournir aussi quelques chevaux et un certain nombre d’hommes à l’armée, et d’entretenir un de leurs fils à la cour. Du reste, leur intérêt particulier était leur première affaire : le peuple était occupé à ses travaux paisibles ; et princes et peuples oubliaient l’intérêt général, peu soucieux de l’agrandissement et du bien-être de leur patrie commune.
Pendant la paix, cet état de choses n’offrait pas de grands inconvénients, mais en temps de guerre tout était bouleversé. Un coup-d’œil sur la carte d’Asie résumera pour le lecteur l’histoire de notre pays. Enserrée entre la Perse, les provinces romaines, l’Assyrie et les peuples du Caucase, l’Arménie eut besoin, presque à tout moment, de faire des appels réitérés à la valeur de ses enfants. Contre un ennemi faible, quelques principautés étaient plus que suffisantes ; mais lorsque les Romains, les Perses et les Assyriens marchaient contre nous, le roi d’Arménie se trouvait souvent presque seul en face d’eux. Le patriotisme et la nationalité étaient des sentiments inconnus à eux et à leurs peuples : la défense de leur principauté, leurs intérêts privés, tel était le mobile de leurs actions. Les uns allaient au devant du conquérant et se soumettaient à lui ; les autres se réfugiaient dans les montagnes avec leur peuple, se contentant de garder quelque gorge ou défilé ; quelques-uns se réunissaient au roi, mais aucun ne songeait à la défense de la patrie commune. Succombaient-ils, ils attendaient ensuite avec impatience l’occasion favorable de secouer le joug.
Par suite de ce défaut de centralisation, ou peut-être aussi à cause de l’ignorance qui régnait parmi le peuple, l’Arménie ne s’affranchissait du joug des Romains que pour tomber sous celui des Perses, jusqu’à ce qu’enfin ces deux peuples, l’ayant envahie et conquise, la démembrèrent et se la partagèrent entre eux en y établissant deux rois pour la forme. Les princes, qui tantôt voulaient se soumettre aux Romains, tantôt aux Perses, tantôt, se fiant sur les défilés inaccessibles de leur territoire, résister aux uns et aux autres, ne songèrent point à protester contre ce partage : ainsi eux-mêmes, par leur mésintelligence, contribuèrent-ils à ce déchirement.
Ainsi, les Arméniens, ce peuple de huit ou dix millions d’hommes pleins de force et d’activité, cavaliers aguerris, combattants infatigables et pleins d’ardeur, ce peuple qui avait fourni aux armées de Cyrus, de Xerxès et de Darius soixante ou quatre-vingt mille combattants intrépides, parmi lesquels les rois de Perse et Constantin le Grand avaient choisi leurs gardes du corps, cette nation que l’on vit briller à la cour de Constantinople, et qui, à différentes époques, avait même donné six ou sept souverains à l’empire ; ce peuple, dis-je, fidèle et uni chez les étrangers, manquait chez lui d’union, d’esprit de nationalité et de patriotisme. Jamais, dans aucune occasion, il n’a connu cet esprit d’union dont étaient animés les Grecs et les Romains, qui, en invoquant le nom de la patrie, suivirent toujours contre les autres nations leur système d’envahissement et de conquête, système qui était, pour ainsi dire, devenu un instinct dans leurs mœurs guerrières. Il n’a pas eu non plus cet esprit d’union qui rassemblait les Huns, les Arabes ou les Sarrasins dans une confraternité. de brigandage et de dévastation. Notre nation n’a pas été non plus en hutte au mépris et à la persécution des autres nations, par exemple, comme les Juifs, et quelques autres peuplades, mépris et persécution qui lui auraient fait sentir le besoin de chercher la force dans l’union et dans une assistance réciproque.
La religion du Christ avait, il est vrai, fait naître en Arménie des sentiments d’union et de fraternité ; mais l’instinct de l’isolement avait relâché, sinon brisé, ces liens, ainsi que nous l’apprennent Élisée les autres historiens. En effet, les princes dont les possessions confinaient au territoire persan trahirent, pour la plupart, par intérêt ou par peur, la cause nationale représentée par Vartan. Quelques-uns lui restèrent fidèles dans des vues spirituelles et temporelles ; d’autres, poussés également par l’ambition, restèrent neutres ou émigrèrent, sans se préoccuper aucunement de l’intérêt général. C’est en tout temps le sujet de plaintes de nos historiens.
Or, tous ces princes qui jouissaient en Arménie d’une liberté illimitée faisaient de fréquents voyages à la cour des Perses et chez les Romains. Chacun, suivant ses penchants, adoptait les mœurs et les usages de ces peuples. Aux premiers, ils empruntaient le faste et le luxe asiatique, leurs riches habits brodés d’or, leurs cachemires sans prix et les tissus de soie fabriqués en Chine, les armes précieuses, les chevaux magnifiquement caparaçonnés, les chiens de chasse les plus agiles, les festins splendides, les mets exquis, une étiquette sévère, des jardins toujours fleuris, des eaux jaillissantes, enfin tout ce qui peut amollir l’âme et flatter les sens. Aux Romains, l’architecture corinthienne, les théâtres, les cirques, les jeux de buffles, de vastes palais, des salons spacieux où chaque famille plaçait les portraits de ceux de ses membres qui s’étaient distingués à la guerre, des statues en marbre reproduisant les personnages célèbres. Enfin les assemblées augustes des fêtes religieuses présentaient aux Asiatiques un spectacle imposant et extraordinaire pour eux.
Les Arméniens adoptèrent donc ce qui était beau et digne d’admiration chez leurs voisins. Mais ils restèrent toujours en arrière de ceux-ci pour les belles-lettres et la littérature. Leur alphabet, dont l’invention me remontait qu’à un demi-siècle avant l’époque de cet événement, avait besoin d’être perfectionné. L’unité dans la langue aurait pu adoucir les mœurs, faire disparaître la désunion ; mais les injustes exigences et la tyrannie des Perses, les invasions des Huns ou des Tartares, le débordement, tour à tour des Arabes et des Mahométans, sur l’Arménie qui leur offrait une riche proie, sans que le conflit des intérêts divers et le défaut d’union permissent de tenter une défense fructueuse : tout se réunit pour accabler les habitants de ce malheureux pays, qui, après une lutte longue et sanglante, succombèrent enfin sous le glaive des Turcs.
Écoutons encore M. Boré. La position géographique des peuples, dit-il, influe directement sur leurs destinées, comme le prouve l’histoire de l’Arménie. Isolée au milieu des nations qui ont constitué successivement les grandes monarchies de l’Asie, elle n’a jamais eu assez de force, ni surtout une union sociale assez compacte pour s’affranchir de la tutelle ou du joug de ses voisins. Elle a été perpétuellement un champ ouvert à l’ambition, et comme la voie publique qu’ont foulée tous les triomphateurs de l’Orient. Les Babyloniens ont gravé, en caractères ineffaçables, sur le roc de la forteresse de Van, le souvenir de leur conquête. Après eux sont venus les Mèdes et les Perses, de qui les Curdes et les Persans ont reçu les provinces méridionales, comme un héritage de leurs ancêtres. Alexandre le Grand détacha un de ses généraux pour aller la soumettre. Les Romains y envoyèrent leurs consuls. Plus tard les Grecs de Bysance l’asservirent à plusieurs reprises. Puis les Arabes, les Tatares, les Géorgiens, les Turcs Seldjoukides, les Turcs Ortokides, et enfin les Turcs proprement dits se disputèrent et s’arrachèrent tour à tour cette proie. Ainsi, vouée à un sort précaire, comme la fortune de ses maîtres, l’Arménie était devenue une sorte de milieu politique, auquel aboutissaient toutes les secousses des diverses révolutions sociales. Supposez alors un peuple observateur, intelligent, renonçant à la gloire des armes impossible à sa faiblesse, pour aspirer à celle de la science ou des lettres ; il aura une mission importante à remplir : il tiendra un registre ouvert des événements qui se passent sous ses yeux, et il en sera l’historiographe. Alors nous aurions peut-être la clef des inscriptions cunéiformes attribuées à Sémiramis ;… enfin, il n’est pas jusqu’à notre histoire du moyen-âge qui n’y eût trouvé son profit…
…Malheureusement nous savons que les premiers monarques arméniens, y compris ceux de la dynastie des Arsacides, peu soucieux de tirer la nation de son ignorance, confiaient à des étrangers, tels que les Grecs et les Syriens, le soin d’écrire les fastes de leurs règnes, sans comprendre, ni honorer aucunement le mérite du savoir. Les Arméniens n’avaient encore aucun système graphique ; et toute leur poésie, ce langage primitif des sociétés, se bornait à quelques chants… C’est le christianisme qui, en effectuant l’œuvre difficile de leur civilisation, donna naissance à une littérature nationale…
L’apôtre des Arméniens fut leur premier patriarche, l’illustre saint Grégoire, surnommé à juste titre l’Illuminateur, puisque c’est lui qui, selon les anciens chants liturgiques de leur Église, les tira des épaisses ténèbres de l’idoldtrie, et fit luire à leurs yeux la lumière incréée du Verbe fait chair. Elevé à l’école de Césarée, Grégoire y avait puisé, avec la science grecque, les principes de la foi chrétienne. Il revint dans sa patrie, convertit le roi Tiridate, son persécuteur, et jeta les fondements de l’Église arménienne, que les lumières et la sainteté de ses Pères et de ses Docteurs ont élevée à un haut degré de gloire dans l’Orient. Les successeurs de Grégoire se montrèrent dignes, par leur savoir et leurs vertus, d’occuper le siège patriarcal, tant qu’ils demeurèrent dans l’orthodoxie, c’est-à-dire jusqu’à l’époque du concile de Chalcédoine. Mais lorsque la doctrine d’Eutychès et les principes du monophysisme eurent altéré l’intégrité de la foi, la nation entière fut comme frappée d’une impuissance soudaine. Elle s’arrêta dans la voie de la civilisation et perdit son indépendance politique. Le clergé déchut de la gloire littéraire que les écrivains du quatrième et du cinquième siècles avaient fait rejaillir sur le corps tout entier. On concevra facilement la raison de ce changement, si l’on réfléchit que les Arméniens, en se séparant de l’Église romaine et de l’église grecque, encore orthodoie, se privaient des ressources de la civilisation dont Rome et Constantinople étaient les deux principaux foyers ; en même temps qu’ils ne devaient plus espérer de trouver dans leurs gouvernements des protecteurs contre là puissance envahissante des Arabes. Dès le second siècle les khalifes étendaient leur juridiction sur la majeure partie de ces contrées, dont les habitants, abandonnés à eux-mêmes, étaient dépouillés de la liberté civile et religieuse. Il y eut, à la vérité, une ou deux époques plus heureuses, où la royauté, rétablie avec de persévérants efforts, semblait reprendre vie, et où les lettres jetèrent de nouveau un assez vif éclat. Mais comme ni les patriarches, ni les rois ne désiraient véritablement se réunir au centre de la catholicité, et qu’ils persistaient avec un triste orgueil à s’isoler dans leur propre faiblesse, la nation ne put se relever…