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Que Théophylacte croit avoir été originaire du Pont, à cause de son nom de Pontius, que d’autres font natif du Dauphiné, d’autres enfin de Rome, ou au moins de l’Italie, fut, selon les uns, le cinquième, selon d’autres, le sixième procurateur de la Judée ; il succéda à Valérius Gratus vers l’an 25 ou 26 de l’ère chrétienne, gouverna pendant dix ans sous le règne de Tibère, donna, par des mesures arbitraires et violentes, naissance à plusieurs émeutes des Juifs, qui crurent voir leur religion menacée (Josèphe, Antiquités judaïques 18, 3, 1.4-1. Guerre des Juifs 2, 9.2.), fit massacrer un grand nombre de Samaritains dans le village de Tirabata, à l’occasion d’un rassemblement du peuple qui, sous la conduite d’un imposteur, se disposait à monter sur le Guérizim pour y chercher des trésors enfouis ; accusé devant Vitellius, gouverneur de la Syrie, il fut suspendu de ses fonctions et envoyé à Rome pour y rendre compte de sa conduite à l’empereur ; il n’y arriva qu’après la mort de Tibère, qui eut lieu le 16 mars de l’an 37.Dès lors on n’a rien de certain sur la fin de sa vie ; quelques traditions douteuses portent qu’il fut envoyé en exil à Vienne, dans les Gaules, et qu’il s’y donna la mort en se précipitant ; d’autres, plus incertaines encore, disent qu’il fut décapité sous Néron ; d’autres enfin portent qu’il se jeta dans un petit lac de la Suisse, situé sur la montagne à laquelle il a donné son nom.
Parmi les cruautés qui lui furent reprochées, l’Évangile n’en rapporte, qu’une seule (Luc 13.1), la mort de quelques Galiléens dont il mêla le sang avec leurs sacrifices. Fut-ce un massacre ou un supplice ? Les termes dont se sert l’historien sacré favorisent plutôt la première supposition ; mais ils sont trop vagues pour pouvoir suppléer au silence de l’histoire contemporaine, et ils ne peuvent se rapporter ni à l’émeute suscitée par Judas Gaulonite, qui enseignait que les Juifs ne devaient pas payer le tribut à des princes étrangers, ni à celle que fit naître Pilate par son projet de construire un aqueduc aux dépens du trésor du temple, ni au rassemblement de Guérizim, qui n’eut lieu qu’après la mort de Jésus. Pilate fit tuer des Galiléens dans le temple pendant qu’ils sacrifiaient, c’est tout ce que nous apprend l’énergique et belle expression de Luc ; mais cet acte de violence s’est perdu au milieu de toutes les autres iniquités de Pilate, dont l’administration, souvent brutale et tracassière, a continuellement troublé le repos de la Judée, mais a pu se justifier parfois en présence des préjugés et de l’esprit opiniâtre et irritable de la nation qu’il gouvernait. Du reste, il n’a rien fait de grand, et son nom serait resté obscur comme celui de tant d’autres personnages, sans le rôle qu’il a joué dans l’histoire de la passion de notre Seigneur.
Il habitait Césarée, mais selon l’habitude des magistrats romains résidant en Palestine, de se rendre à Jérusalem aux époques des fêtes solennelles, soit pour surveiller les mouvements populaires, soit pour se procurer le spectacle de ces solennités, soit simplement pour faire acte de présence, il s’était rendu à Jérusalem pour la fête de Pâque. Il se trouvait au prétoire au moment ou les sacrificateurs et les anciens, craignant d’entrer dans sa demeure, lui amenaient Jésus ; il sortit au-devant d’eux, leur demanda quel était le crime de l’accusé, et ne reçut qu’une réponse évasive ; il ne s’en contenta pas, et les anciens, obligés de formuler une accusation, l’accusèrent d’avoir affecté la royauté (Luc 23 ; Jean 18 ; Matthieu 27 ; Marc 15) ; les questions de Pilate à Jésus sur la nature de sa royauté convainquirent le juge de l’innocence du prévenu, et comme celui-ci ajoutait : Quiconque est de la vérité entend ma voix, Pilate lui adressa encore cette question pleine d’indifférence et de mépris : Qu’est-ce que la vérité ? et sans attendre la réponse il revint auprès des Juifs et leur dit : Je ne trouve, aucun crime en lui. Les Juifs insistèrent de nouveau sur l’accusation de sédition et de crime de lèse-majesté ; mais Jésus refusa par deux fois de répondre à Pilate sur ce point. Un mot échappé à l’impatience des Juifs apprit à Pilate que Jésus était Galiléen, et quoique rien ne l’empêchât de poursuivre cette affaire, il résolut de la renvoyer à Hérode, soit pour s’en débarrasser, ou pour traîner en longueur, soit pour renouer avec le tétrarque de la Galilée des relations qui avaient été interrompues ensuite peut-être du massacre des Galiléens ; les deux ennemis se réconcilièrent ; mais Hérode renvoya Jésus devant le tribunal de Pilate. Fort de l’opinion d’Hérode qui confirmait la sienne, il le déclare derechef innocent, et propose aux Juifs de le faire fouetter ; il l’absout et il le condamne tout ensemble, et par cette concession faite aux Juifs, il leur prouve que sa conscience de juge a ployé devant les cris de leur multitude, et les autorise à pousser leurs prétentions jusqu’au bout. Sa faiblesse fait la force des ennemis du Seigneur.
Cette offre est rejetée, et les historiens sacrés passent sans transition au choix que Pilate propose à la multitude de leur relâcher Jésus ou Barabbas (Matthieu 27.15 ; Marc 13.6 ; Luc 23.17 ; Jean 18.39). Il est évident que dans l’intervalle, effrayé des cris et des menaces d’un peuple qui l’appelle ennemi de César s’il fait grâce à Jésus, Pilate a cédé, ou paru céder ; mais il tente un nouvel expédient, illusoire à la vérité, pour procurer la libération de l’innocent ; il propose au peuple d’exercer son droit de grâce annuel en faveur de cet homme dont tant de voix réclament le supplice ; il espère peut-être donner une direction nouvelle aux pensées de quelques-uns, du courage aux amis de l’accusé qui, n’osant le défendre ouvertement, appuieraient sans crainte une mesure d’indulgence, du temps à d’autres de venir, car évidemment il a dû y avoir un intervalle entre la proposition de grâce et l’espèce de votation qui devait suivre, attendu que les personnes qui étaient appelées à se prononcer sur ce point n’étaient pas nécessairement toutes présentes.
Mais les cris : Ôte, ôte, crucifie ! redoublent avec plus de force encore. En ce moment, l’épouse de Pilate, Procla, ou Claudia Procula, lui fait dire de ne point prendre de part à la condamnation de ce juste, car, dit-elle, j’ai beaucoup souffert aujourd’hui à son sujet dans mes songes (Matthieu 27.19). Cet avis était trop d’accord avec les sentiments de Pilate pour qu’il le rejetât ; il lutte encore contre la foule ; par deux fois il réitère sa conviction qu’aucune charge ne s’élève contre le prévenu, il demande des preuves de son crime. On n’y répond que par de nouveaux cris. Las de cette lutte, il fait fouetter Jésus, espérant satisfaire ainsi à la soif de sang de cette multitude sauvage ; il reparaît après l’exécution, il voit Jésus couvert de sang et des insignes de la royauté, il le montre à la multitude, et répète qu’il n’a trouvé aucun crime en lui. Ce spectacle sanglant porte ses fruits ; le peuple se tait ; les sacrificateurs seuls et leurs employés recommencent leurs vociférations, et comme Pilate indigné s’écrie : Prenez-le vous-mêmes et le crucifiez, ils persistent à vouloir couvrir leur responsabilité de celle de la juridiction romaine, et ils articulent un nouveau sujet de plainte : d’après notre loi il doit mourir, car il s’est fait Fils de Dieu (cf. Deutéronome 13.5 ; 18.20). C’était en effet là leur grief, le grief du sanhédrin, mais ce ne pouvait en être un devant une cour romaine ; s’ils le formulent, ce n’est plus pour demander à Pilate un jugement politique, c’est pour vaincre sa résistance, et réduire son rôle à la confirmation d’un jugement ecclésiastique déjà rendu par l’autorité compétente. À ce nom de Fils de Dieu, qui rappelle au préteur païen les enseignements de sa mythologie, des pensées se présentent, des souvenirs se réveillent peut-être dans l’esprit de Pilate ; il avait remarqué la tenue calme et extraordinaire du prévenu, et le songe de sa femme se joignant à la déclaration des Juifs, il put croire qu’il y avait en effet quelque chose de surnaturel en Jésus, un demi-dieu peut-être ; on sait combien la superstition s’allie facilement à l’irréligion, et chez les plus grands des Romains, les deux choses souvent n’en faisaient qu’une.
Pilate croit que Jésus hésite à s’expliquer en public ; il va l’interroger en particulier dans le prétoire ; d’où es-tu ? lui dit-il. Pilate savait qu’il était de Galilée, cette question ne pouvait donc se rapporter ni à sa ville, ni à sa patrie ; elle se rapportait à sa naissance, à sa famille, et nous ne pouvons mieux la comprendre qu’en nous rappelant ces paroles de Jésus : Vous savez d’où je suis (Jean 7.28). Es-tu vraiment un homme du ciel, comme tant de choses semblent l’indiquer ? Tel est le sens de ces paroles de Pilate, et il faut que l’impression que l’accusé avait faite sur son juge ait été bien vive et bien profonde pour amener celui-ci à croire à la possibilité d’une origine divine. Toutefois cette impression n’était ni sérieuse, ni religieuse, et la preuve s’en trouve, cela nous semble, dans le silence du Seigneur ; il eut répondu à une âme angoissée et consciencieuse ; il ne répondit pas à Pilate, et comme celui-ci voulut essayer de la menace, car il ne voyait déjà plus un demi-dieu dans cet homme qui se cachait, Jésus lui répondit, à la fois pour rabattre son orgueil, et pour l’absoudre d’une portion du crime qu’il allait commettre : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’était donné d’en-haut ; c’est pourquoi celui qui m’a livré entre tes mains a commis un plus grand péché que toi » ; paroles qui évidemment ne se rapportent ni à la puissance impériale de Tibère, ni à celle de Vitellius, gouverneur de la Syrie, mais d’un côté à Dieu qui a établi Pilate dans sa charge, de l’autre aux Juifs qui lui ont livré le Sauveur.
Il semble que Pilate ait conservé de cet entretien particulier une impression toujours plus favorable à Jésus, car il fit de nouveaux efforts pour le délivrer (Jean 19.12). Mais les ennemis du juste redoublent leurs cris : Si lu délivres cet homme, tu n’es point ami de César ! triste et perfide refrain qui devait ébranler un homme dans un temps où l’on était coupable dès qu’on était suspect (cf. Tacit. Annal. 3, 28.). Il essaie de montrer encore aux Juifs l’absurdité de leur accusation ; par un mouvement d’humeur personnelle, par une ironie dirigée contre les Juifs, et non contre la victime, il fait monter Jésus près de son siège judiciel, sur un endroit élevé, et s’écrie : Voilà votre roi ! Voilà cet homme que vous accusez de conspirer ! Crucifierai-je votre roi ? Mais le sort en est jeté. Pilate va livrer l’innocent au bourreau pour plaire à une foule fanatisée, pour sauver une réputation qu’une accusation pourrait compromettre, peut-être pour en finir. Mais auparavant il se fait apporter un bassin, se lave les mains solennellement devant tous, et dit : Je suis innocent du sang de ce juste, vous y aviserez. La foule accepte la responsabilité de son crime ; mais Pilate n’a pu se décharger de la sienne, et ses mains lavées d’eau n’en sont pas moins restées tachées de sang (Matthieu 27.24).
Se condamnant lui-même en condamnant les sacrificateurs, il pousse ses protestations jusqu’au bout, et fait placer sur le haut de la croix un écriteau qui, devant porter, selon l’usage, le nom et le crime du condamné, ne renfermait que ces mots écrits en trois langues : Jésus Nazaréen, roi des Juifs. C’était dire assez qu’il était condamné sans cause, que rien de sérieux n’avait pu lui être reproché, qu’au milieu de tant de cris et de murmures il n’avait pas été, possible de produire une charge positive contre lui, et qu’au point de vue romain, c’était la seule accusation un peu plausible qui pût justifier cette exécution. C’était aussi une ironie contre les sacrificateurs, et, lorsque ceux-ci réclamèrent contre la rédaction de l’écriteau, Pilate qui, d’ailleurs, n’aurait rien pu y changer, leur fit répondre, sans doute avec humeur : Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit. Il permit ensuite, afin que les corps ne restassent pas exposés le jour du sabbat (Jean 19.31 ; cf. Deutéronome 21.23), que les soldats abrégeassent le supplice des condamnés en leur brisant les membres ; mais Jésus avait déjà fini de souffrir. Peu de moments après, comme Joseph d’Arimathée venait demander le corps de Jésus pour l’ensevelir, Pilate fit venir le centenier pour s’assurer si Jésus était, en effet, déjà mort ; sur sa réponse, il accéda à la demande de Joseph. Le lendemain (Matthieu 27.62), quelques membres du Sanhédrin demandèrent encore à Pilate de faire garder le sépulcre jusqu’au troisième jour, de peur, dirent-ils, que ses disciples ne viennent de nuit enlever le corps, et ne disent au peuple : Il est ressuscité des morts ; car cette dernière imposture serait pire que la première.
Peu importait à Pilate ; qu’était-ce que la vérité pour lui ! Vous avez la garde du temple, dit-il, allez, et assurez le sépulcre comme vous l’entendrez. Ici s’arrête son histoire ; son nom est rappelé (Actes 3.13 ; 4.27 ; 13.28 ; 1 Timothée 6.13). Le caractère de Pilate ressort de tous ces faits assez nettement dessiné, et cependant il a été l’objet des jugements les plus contradictoires. Les Juifs qu’il avait opprimés, les chrétiens dont il avait livré le chef, l’exécrèrent, et dans la passion manquèrent de justice à son égard ; en revanche, quelques modernes ont voulu le réhabiliter plus qu’il n’est possible et juste de le faire. Il est évident qu’il a regardé Jésus comme innocent, qu’il a vu en lui une déplorable victime du fanatisme juif, et qu’il a désiré de le sauver ; il est impossible d’ailleurs qu’il n’ait rien su, avant cette époque, de la douce et charitable activité du ministère de Jésus, et si dans son point de vue il n’a pas fait grand cas de ses miracles, il aura pu avoir une conviction pleine et entière du peu de danger politique que présentait l’existence de cet homme.
Mais il manquait en général de fermeté dans son caractère, car l’opiniâtreté qu’il montrait quelquefois n’est que la force de la faiblesse ; les Constitutions apostoliques (5.14), lui reprochent même la lâcheté. Il manquait de fermeté pour le bien, et les menaces des Juifs frappaient peut-être d’autant plus fort que sa conscience n’était pas entièrement à l’aise. Un grand combat l’a agité pendant la courte durée de cette inique procédure, et la cruauté a chez lui triomphé de la justice. Son mot fameux : Qu’est-ce que la vérité ? si éloquemment commenté par M. le professeur Vinet, peint son caractère tout entier ; il a eu la vérité entre ses mains, et il l’a sacrifiée. Jésus avait d’ailleurs répondu à cette question dans sa prière sacerdotale : Ta parole est la vérité. Il est probable que Pilate a adressé à Tibère un rapport détaillé sur la vie et la mort de Jésus ; Justin Martyr, Tertullien, Eusèbe, et Orose en parlent, et pendant longtemps des Actes de Pilate, peut-être authentiques, circulèrent parmi les premiers chrétiens ; les écrits et lettres que l’on montre maintenant sous ce nom, sont de fabrique postérieure. Les commentaires d’Olshausen et de Tholuck, renferment sur le caractère et la conduite de Pilate de riches et bonnes observations, ainsi que des explications sur les difficultés que présentent plusieurs des questions qu’il fit aux Juifs ou à Jésus.