Introduction à Sagesse Vivante Alfred Kuen

Sagesse et poésie, raison et fantaisie, réflexion et rêverie : quoi de plus opposé ? D’un côté, c’est l’expérience, le bon sens, la pondération de l’âge mûr ; de l’autre, l’évasion, le fantasque, l’inspiration du moment. « Si j’avais à choisir entre la vérité et la beauté, me disait quelqu’un, j’opterais pour la beauté ». Mais pourquoi choisir ? Est-il nécessaire que la réalité soit toujours qualifiée de « dure » ou de « triste » ? Quelqu’un nous a-t-il prouvé que la poésie ne pouvait pas nous entraîner vers une réflexion valable ?

Le dilemme n’existait pas dans la littérature antique. L’art pour l’art est une théorie récente, née au moment où l’homme avait déjà perdu le sens de sa vocation éternelle. Les écrits anciens, quel que soit leur contenu, se présentent souvent sous une forme poétique, qui n’est jamais là pour elle-même, mais pour donner une autre dimension aux réalités de la vie. Même la nature ne choisit pas entre l’utile et l’agréable : la fleur pourpre épanouit sa corolle éclatante au milieu de beaux épis aux grains dorés.

Dans la Bible, un bon tiers de l’Ancien Testament se présente sous forme de poésie : cantiques, prières, prophéties, drames, maximes, chants d’amour, tous se coulent dans le moule d’une langue rythmée et se plient aux règles de la poésie hébraïque : parallélismes, images, vocabulaire spécial, parfois assonances et acrostiches alphabétiques. En particulier, ce qu’on appelle « la littérature de sagesse » (ces écrits qui nous transmettent le fruit de la réflexion et de l’expérience de nombreuses générations de sages) a été rédigée presque entièrement sous forme poétique (Job, Proverbes, Cantique des cantiques et certains des Psaumes). L’aspect formel de ces livres nous avertit déjà qu’il ne faut pas nécessairement séparer sagesse et poésie, vérité et beauté, réflexion et inspiration.

De quoi s’agit-il dans ces quatre livres rassemblés dans ce volume ? D’un poème d’amour, d’un essai philosophique, de plusieurs recueils de maximes et de pensées et d’une Å“uvre dramatique à fondement historique. C’est du moins ainsi que l’on classerait ces Å“uvres dans la littérature actuelle. C’est dire la diversité des genres littéraires de ces écrits qui, fait surprenant, nous apportent, sous des formes variées, des leçons convergentes.

En effet, ces différents livres ont plus d’un point commun :

  1. La vénération du Dieu unique, fondement de la sagesse (Job 1 : 1 ; 2 : 3 ; 28 : 28 ; Ecclésiaste 3 : 14 ; 12 : 13 ; Proverbes 1 : 7 ; 9 : 10 ; 15 : 33 ; cf. Cantique des cantiques 8 : 6) ;
  2. Un souffle d’universalisme marqué par l’absence d’allusions aux rites et aux cérémonies ordonnés par la loi de Moïse.

Et, d’une façon générale :

  1. L’absence de références à la situation particulière du peuple juif ;
  2. Une élaboration littéraire plus poussée que dans d’autres écrits bibliques ;
  3. Une parenté plus proche de la littérature d’autres peuples de l’Ancien Orient ; et surtout,
  4. L’appel à la réflexion et à l’expérience pour confirmer les données de la révélation.

C’est de ce dernier trait commun qu’ils tirent leur nom : écrits de sagesse (hokma). Comme nous le verrons dans l’introduction au livre des Proverbes, hokma désigne une sagesse toute pratique, orientée vers la conduite de la vie individuelle, familiale et sociale. Elle ne spécule pas, comme la sagesse grecque (et à sa suite, toute la philosophie occidentale) en se demandant : « Qu’est-ce que la vérité ? » Elle part de ce qu’elle considère comme une donnée digne de confiance (hokma vient de hakam: « ce qui est solide ») : l’existence et le caractère de Dieu, pour en tirer des conclusions applicables dans la vie de tous les jours.

Les Grecs recherchent la sagesse (1 Corinthiens 1 : 22), mais sans guide sûr ; les Juifs ont une révélation et peuvent s’appuyer sur elle. Cependant, elle n’a pas tout dit, il reste des choses cachées (Deutéronome 29 : 29), des doutes, des luttes, et parfois des conflits entre les données de la révélation et la réalité vécue. La réflexion des sages cherche à combler ces lacunes.

Qu’est-ce qui distingue ces livres entre eux ? Leurs réflexions s’orientent dans des sens différents.

L’Ecclésiaste a passé au crible la connaissance, le plaisir, la puissance de l’argent et la sagesse elle-même. « Tout est futile et inutile », tel est son verdict. Aucune de ces valeurs n’apporte la réponse finale que l’homme attend. Mais à la fin de ses réflexions, après avoir triomphé des tentations du matérialisme, du fatalisme et du pessimisme, il confirme la pensée fondamentale qui a servi de point de départ à l’auteur des Proverbes (12 : 13 ; cf. Proverbes 1 : 7). Job clame en des accents pathétiques : « J’ai observé tout ce qui m’était demandé, pourquoi dois-je endurer toutes ces souffrances ? » Mais au plus fort de l’épreuve, il arrive à reconnaître qu’il a parlé de choses qui le dépassaient sans les comprendre (42 : 3), et il se courbe devant la majesté et la sagesse de Dieu. Le Cantique des cantiques nous présente une jeune fille qui se retrouve dans une situation difficile, soumise à une épreuve qui, par moments, la dépasse. Mais grâce à sa fidélité envers son ami absent, elle triomphe de la tentation. Si Sulamith représente la communauté croyante, elle apporte un témoignage supplémentaire à la valeur d’une sagesse s’appuyant sur l’amour du souverain berger pour résister aux séductions de la sensualité, de la richesse et du pouvoir.

Les trois livres nous aident à ne pas formuler des conclusions hâtives quand les expériences douloureuses, les influences corruptrices ou les tentations de la vie nous plongent dans le désarroi. Ils nous apportent finalement, chacun de son côté, la preuve que la sagesse définie par les Proverbes est un roc solide sur lequel on peut bâtir sa vie.

Alfred Kuen

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