Peu de détails biographiques sont parvenus jusqu’à nous concernant l’apôtre de Jésus-Christ auquel est attribué le premier de nos Évangiles. Il était occupé comme péager dans un bureau des impôts, sur les bords du lac de Génézareth, lorsque le Seigneur l’appela à l’apostolat. Soit qu’il eût déjà été préparé à cette haute vocation par un rapprochement antérieur avec Jésus, ce qui est probable, soit que cet appel fût sa première relation avec Celui en qui il reconnut un envoyé de Dieu, il abandonna aussitôt ses travaux et ses avantages terrestres et suivit le Sauveur. Il possédait une maison et des biens, dont il voulut faire encore usage pour donner à son Maître un banquet ; il y invita un grand nombre de péagers, ses compagnons de travail, afin qu’ils eussent, eux aussi, l’occasion de voir et d’entendre Celui dont la parole puissante venait de décider de sa vie. C’est lui-même qui raconte ces faits (9.9) ; mais il a soin, par un sentiment de modestie qui n’a pas toujours été compris, de ne pas dire que ce repas fut donné par lui et dans sa maison. Marc et Luc, qui n’ont pas le même motif de garder le silence, nous apprennent ce que Matthieu avait voulu taire (Marc 2.14 et suivants ; Luc 5.27 et suivants). Mais ces deux évangélistes nomment Lévi, et non Matthieu, le péager appelé par le Seigneur à le suivre. On a voulu en conclure que Lévi et Matthieu n’étaient pas le même personnage et que la confusion faite dans le premier Évangile prouvait que cet Évangile n’était pas de Matthieu. La solution de la question est pourtant bien simple. Voici un fait rapporté par trois historiens, avec des circonstances détaillées parfaitement identiques, ce qui montre jusqu’à l’évidence qu’il s’agit d’un seul et même événement. De plus, on rencontre dans tous les catalogues des apôtres, dans ceux de Marc et de Luc aussi bien que dans le premier Évangile, le nom de Matthieu et nulle part celui de Lévi (Matthieu 10.3 ; Marc 3.18 ; Luc 6.15 ; Actes 1.13). Si Matthieu et Lévi ne sont pas le même personnage, qu’est devenu ce Lévi dont Marc et Luc racontent la vocation à l’apostolat ? La conclusion qui s’impose à tout lecteur non prévenu et qui a été admise de tout temps, c’est que Lévi adopta, après sa conversion, le nom de Matthieu (Matthai ou Mattalhia, don de l’Éternel), qui prévalut dès lors, comme les noms de Pierre, de Paul. Matthieu, en racontant sa conversion, emploie son nouveau nom qu’il affectionne, tandis que Marc et Luc, plus objectifs dans leurs récits, se servent du nom que ce disciple avait porté jusqu’à l’époque de sa vocation. Comment ne pas trouver fondée l’observation de Winer,
que les raisons de ceux qui distinguent Lévi de Matthieu sont insignifiantes, en partie misérables, si du moins on n’est pas d’avance décidé contre l’authenticité du premier Évangile ?
Selon Clément d’Alexandrie, Matthieu prêcha l’Évangile durant quinze années à Jérusalem, se distinguant par une vie rigoureusement ascétique. Il n’y a aucune raison de suspecter cette donnée, confirmée par d’autres témoignages, surtout par celui d’Eusèbe (Histoire Ecclésiastique, III, 24), qui ajoute qu’après avoir prêché la foi aux Hébreux et écrit son Évangile, il s’en alla chez d’autres nations. Quelles nations ? Des écrivains anciens nomment l’Éthiopie, d’autres la Macédoine ou diverses contrées de l’Asie ; ces traditions sont très incertaines. Selon quelques témoignages anciens, la vie de notre évangéliste aurait été couronnée par le martyre.
Matthieu, l’apôtre de Jésus-Christ, est-il l’auteur du premier Évangile ? À cette question, l’Église chrétienne a répondu oui, d’un consentement unanime, pendant dix-huit siècles. De nos jours, il s’est élevé à ce sujet des négations hardies et des doutes sincères. Il convient donc d’interroger l’histoire d’abord, puis le livre même dont il s’agit. Quant aux témoignages historiques, on peut conclure que l’authenticité de l’écrit de Matthieu est démontrée par ceux que nous avons fournis relativement à nos quatre Évangiles ; mais nous allons recueillir d’une manière plus complète les preuves qui le concernent en particulier.
Papias, évêque d’Hiérapolis en Phrygie, dans la première moitié du IIe siècle (mort vers l’an 165), écrivit un livre intitulé : Exposition des oracles du Seigneur, pour la composition duquel nous avons vu qu’il avait recueilli avec soin tous les renseignements que lui fournissaient les hommes de son temps qui avaient conversé avec les apôtres (Eusèbe, III, 39). Quelques-uns étaient relatifs à la composition des Évangiles de Marc et de Matthieu. De ce dernier, il dit simplement qu’il avait réuni par écrit en dialecte hébreu les oracles du Seigneur, et que chacun les interprétait ou les traduisait comme il pouvait. Mais cela ne prouve point qu’au temps de Papias l’Évangile grec de Matthieu ne fût pas connu dans ces contrées, car il parle d’un temps déjà ancien (alors), et il dit, non que chacun traduit, mais traduisait cet Évangile.
Il est hors de doute que déjà les Pères apostoliques, succédant immédiatement dans l’Église aux premiers témoins de Jésus-Christ, possédaient l’Évangile de Matthieu, qu’ils citent fréquemment. Ainsi Justin martyr, né dans les premières années du IIe siècle, écrivant vers l’an 138, le premier en date des apologètes chrétiens, nous a laissé d’importants écrits dans lesquels on peut puiser à pleines mains des citations de nos Évangiles, en particulier de Matthieu (Voir Kirchhofer, Quellensammlung, page 98 et suivants). Il faut remarquer que, parmi ces passages si nombreux, il en est plusieurs qui ne se trouvent que dans le premier Évangile et que, dans les citations de l’Ancien Testament où Matthieu ne se conforme ni à l’hébreu ni aux Septante, Justin le suit littéralement, détail frappant, qui prouve qu’il avait notre Évangile sous les yeux. Divers passages de Matthieu se trouvent également cités dans les écrits de Polycarpe, d’Ignace, de Clément de Rome, de Barnabas. Ce dernier, citant la parole de Jésus : Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, qui ne se trouve que dans Matthieu (22.14), l’introduit par ces mots exclusivement en usage pour citer les livres saints : Comme il est écrit. Tant qu’on ne possédait les cinq premiers chapitres de l’épître de Barnabas que dans une version latine, la critique n’a pas manqué d’attribuer au traducteur cette formule consacrée. Mais quand, en 1859, l’écrit original grec de Barnabas sortit de la poussière avec le manuscrit du Sinaï, alors reparut au grand jour a formule fatale : Comme il est écrit. Vous croyez que la critique négative fut convaincue ? Pas du tout. Barnabas cite là, suivant elle, non les paroles si connues de Jésus, mais une réflexion empruntée au quatrième livre d’Esdras ! Aussi comment tolérer un pareil témoignage dans un écrit qui date des premières années du IIe siècle, et qu’un savant critique, Weizsaecker, fait même remonter jusqu’à dix ou vingt ans après la destruction de Jérusalem ?
Si des Pères apostoliques nous passons aux grands écrivains ecclésiastiques de la fin du IIe siècle ou du commencement du IIIe, nous voyons qu’ils nomment l’auteur de notre Évangile, citent et commentent son livre, non pour en démontrer l’authenticité, ils n’avaient pas le plus léger doute à cet égard, mais pour en tirer des enseignements religieux. Ainsi, Irénée répète à diverses reprises que Matthieu a écrit son Évangile pour les Hébreux et en langue hébraïque, afin de prouver à son peuple que le Messie était né de David. Matthieu, dit-il encore, annonça la naissance humaine du Seigneur, écrivant : Le livre de la généalogie de Jésus-Christ (Matthieu 1.1 ; Adversus hæreses, III, 1, 11). Tertullien, reconnaissant à notre Évangile le même but, en rappelle également les premiers mots, et voici en quels termes il en désigne l’auteur : « Lui-même, le premier, Matthieu, très fidèle expositeur de l’Évangile, comme compagnon du Seigneur, ne l’a pas écrit pour une autre cause qu’afin de nous mettre en possession de l’origine de Christ selon la chair ; c’est pourquoi il commence ainsi : « Livre de la naissance de Jésus-Christ » (De carne Christi, chapitre XXII). Origène, le savant critique et exégète, qui cite et commente notre Évangile jusqu’aux expressions et aux variantes, nous dit de ce livre : Le premier Évangile qui fut écrit est l’Évangile selon Matthieu qui fut d’abord péager, puis apôtre de Jésus-Christ ; il donna cet Évangile à ceux d’entre les Juifs qui avaient cru, le composant en langue hébraïque (Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, VI, 25). Ailleurs Origène, parlant de la certitude historique de nos quatre Évangiles et remarquant, avec la sagacité du critique exercé, leur unité et leurs différences, ajoute : Ainsi, par Matthieu, qui est le premier de tous, a été donné l’Évangile aux croyants de la circoncision (Commentarii in Johannem). Les témoignages d’Eusèbe et de Jérôme sont en pleine harmonie avec ceux que nous venons de rappeler. Eusèbe inscrit notre Évangile en tête des livres reconnus du Nouveau Testament, sans mentionner le moindre doute qui eût existé dans les Églises à son sujet, et il rapporte, comme un fait universellement admis, que Matthieu, après avoir d’abord prêché aux Hébreux, étant sur le point de s’en aller à l’étranger, donna par écrit, dans la langue du pays, l’Évangile qui est selon lui, voulant suppléer par cet écrit à sa présence pour ceux qu’il quittait (Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, III, 24). Quant à Jérôme, qui avait pu, durant son long séjour en Palestine, examiner tous les détails de ces données traditionnelles, il les confirme en divers endroits de ses écrits. Matthieu, dit-il, publia en Judée un Évangile en langue hébraïque, surtout pour ceux d’entre les Juifs qui avaient cru en Jésus (In Matth., Praef.). Passant sous silence d’autres écrivains ecclésiastiques, tels que Cyrille de Jérusalem et Epiphane, nous ferons remarquer un fait important : dès le IIe siècle les versions les plus anciennes, la Peschito syriaque, l’Itala, aussi bien que le canon de Muratori, portent en tête du Nouveau Testament notre Évangile sous le nom de Matthieu.
Il est donc constant, par le témoignage unanime de l’antiquité chrétienne :
Mais à ces deux faits vient s’en ajouter un troisième, qui suscite une des questions les plus difficiles de la critique sacrée : ces mêmes écrivains ecclésiastiques, qui nous apprennent l’existence de l’Évangile hébreu, ne reconnaissent et ne citent que notre Évangile grec. Ce dernier a seul, à leurs yeux, la valeur d’un ouvrage canonique. Quel est donc le rapport entre ces deux écrits ? La solution de cette question est compliquée par le fait que les Pères des premiers siècles mentionnent l’existence d’un Évangile selon les Hébreux, écrit en araméen, en honneur chez les Nazaréens, secte judaïsante. Cet écrit, que Jérôme avait traduit en grec et en latin et dont il nous apprend qu’Origène se servait (De vir. illustr., chapitre II), avait de notables ressemblances avec notre premier Évangile, mais aussi de graves différences, d’où l’on a conclu, non sans raison, que cet Évangile selon les Hébreux n’était autre que l’écrit original de Matthieu, corrompu par les hérétiques de Palestine (voir un exposé complet de la question, encore pendante, de l’Évangile selon les Hébreux, dans la Théologie du Nouveau Testament de Jules Bovon, I, page 72 et suivantes). Le problème devient plus obscur encore quand on se demande si l’Évangile hébreu attribué à Matthieu était conforme à notre Évangile grec. Ici intervient le témoignage de Papias : Matthieu réunit par écrit les Logia. Nous avons déjà montré, dans l’Introduction générale aux trois premiers Évangiles, comment la critique, après avoir vu dans ces paroles la mention d’une collection composée exclusivement de discours, a fini par y trouver un Évangile plus ou moins complet, d’autre part, il est incontestable que l’un des caractères les plus frappants du premier Évangile est de présenter les enseignements de Jésus réunis par groupes. M. Godet, par exemple, en distingue cinq :
Rapprochant ce fait du témoignage de Papias, M. Godet en conclut que :
ces discours sont la reproduction de l’écrit hébreu apostolique et que les parties historiques du premier Évangile, tout en reposant sur les narrations orales de l’apôtre, n’ont pas été rédigées de sa propre main.
Cette opinion, partagée par beaucoup de critiques, nous paraît présenter les difficultés suivantes :
Il ne reste donc que deux suppositions possibles : admettre, avec Jérôme, que notre Évangile grec est l’exacte traduction, faite par une main inconnue, d’un original araméen rédigé par l’apôtre Matthieu. Ou bien supposer que l’apôtre lui-même, après avoir composé un Évangile en araméen pour ses compatriotes, l’a récrit, plus librement, en grec pour les Gentils, auxquels il alla prêcher Christ dans les derniers temps de sa vie. La plupart des interprètes nient aujourd’hui que notre Évangile canonique soit une traduction de l’araméen, d’autres contestent qu’il dépende directement, dans ses parties narratives, de l’apôtre dont il porte le nom. Ils se fondent sur le peu de relief du style, l’absence de descriptions et de ces détails caractéristiques qui trahissent le témoin oculaire. Comparez :
Tels sont bien les caractères généraux de l’Évangile, mais pour les apprécier à leur juste valeur et n’en pas tirer des conclusions fausses, on doit tenir compte du tempérament de l’écrivain et du but qu’il poursuit. Il est des auteurs qui ne savent pas observer et peindre ; les détails extérieurs, les faits matériels leur importent peu ; l’idée est tout à leurs yeux. Matthieu paraît avoir été de ce nombre. Il est certain que, dans ses récits, il a hâte d’arriver à la parole prononcée par le Sauveur qui seule a du prix pour lui. Ajoutons à cela le but avéré de son écrit, qui est de prouver au peuple juif la messianité et la royauté divine de Jésus de Nazareth, et nous comprendrons que le premier Évangile ne se présente pas comme une biographie complète, une histoire ordonnée selon une exacte chronologie, que l’auteur groupe ses matériaux d’après le plan qu’il s’était tracé et que, dans chaque récit, il abrège et sacrifie tout ce qui ne répond pas à son intention. Il est possible enfin que Matthieu fût gêné par l’emploi d’une langue qui n’était pas sa langue maternelle et que le souci d’écrire correctement lui ôtât quelque peu de sa liberté d’expression. M. Bovon émet cette supposition très judicieuse pour expliquer le fait que le premier Évangile est écrit dans un grec relativement pur, tandis que le style du troisième Évangile est parsemé d’aramaïsmes.
Luc, avec son tact exquis, conserve le parfum hébraïque de la narration primitive… Il pouvait d’autant mieux tenir compte de ces diversités qu’il maniait sans doute le grec avec plus de facilité que le rédacteur juif du premier récit synoptique ; de même qu’il est naturel qu’un étranger, écrivant en français, évite ce qui rappelle son origine et adopte un style correct peut-être, mais moins nuancé que celui d’un auteur du pays qui se meut à son aise dans la langue nationale.
Si nous jetons encore un coup d’œil sur l’ensemble de ce livre si riche en informations historiques, si grand et si harmonique dans son plan, si digne de Celui dont il rapporte les enseignements et les œuvres, si élevé dans sa conception et sa démonstration du royaume éternel que Jésus était venu fonder sur la terre, si propre à laisser vivante et sainte, dans l’âme du lecteur, l’image à la fois divine et humaine du Sauveur, il est impossible de se soustraire à l’impression qu’on vient de méditer une œuvre apostolique. Nous dirons avec un théologien éminent, qui pourtant n’attribue point à Matthieu lui-même notre Évangile grec :
On ne saurait prouver, par aucune raison, que ce qui nous est ici offert ne soit pas en harmonie avec la nature des choses, ou ne présente pas la substance même de l’histoire évangélique. Aucun autre Évangile ne se meut plus immédiatement sur la base historique où le christianisme fit son entrée dans le monde ; aucun ne le présente mieux dans ses rapports intimes avec le judaïsme du temps. qu’il s’agisse de relations positives ou d’une opposition absolue avec ce judaïsme, tout est dans la situation historique. Soit que Jésus réprouve les perversions de la vraie piété dans son peuple, ou qu’il dissipe par sa lumière les obscurcissements de la vie religieuse, ou qu’il polémise contre le pharisaïsme, toujours ses paroles, dans leur vivante actualité, portent le cachet de l’originalité. À mesure que l’histoire évangélique dépassa les limites du théâtre de son origine, de tels éléments, qui ne pouvaient avoir que là tout leur intérêt, durent disparaître de la tradition apostolique.
Ainsi se confirme, par le livre même, la tradition universelle, qui, on l’a vu, attribue à l’apôtre Matthieu notre premier Évangile canonique. Il composa cet écrit avant la ruine de Jérusalem (70), d’après Irénée, ce fut dans le temps où Pierre et Paul prêchaient à Rome et y fondaient l’Église, c’est-à-dire entre 64 et 67. Le memento de 24.15 paraît indiquer que les armées ennemies n’avaient pas encore envahi la Judée, mais que le péril était imminent. La guerre des Juifs éclata en l’an 66. Nous sommes donc amenés à penser que notre Évangile fut composé dans les années qui précédèrent immédiatement cette date (Comparez Frédéric Godet, Études bibliques, II, page 22 et suivantes).
1. Le but de cet Évangile apparaît évident, dès la première page. L’auteur écrit pour le peuple juif, auquel il veut démontrer, par la vie et par l’enseignement du Sauveur :
Poursuivant ce double but, l’auteur place en tête de son Évangile : Le livre de la généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham (1.1), d’Abraham, dans la postérité duquel devaient être bénies toutes les familles de la terre (Genèse 12.3) ; de David, dont le Messie devait établir à jamais la royauté (Ésaïe 9.6). Il termine son écrit en citant ces grandes paroles du Messie qui a achevé son œuvre :
Toute puissance m’est donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc et enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé. Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde
Tout ce qui se trouve entre ce début et cette conclusion, tend directement au but indiqué. Jamais l’auteur, écrivant pour son peuple, ne s’arrête à expliquer les usages nationaux, les mœurs civiles ou religieuses, les localités où se passent les faits qu’il raconte ; mais en revanche, il s’attache à montrer, à propos de la plupart de ses récits, qu’ils sont l’accomplissement de la prophétie. De là cette formule qui reparaît si fréquemment : afin que fût accompli. Son livre forme ainsi le lien naturel qui rattache l’une à l’autre les deux alliances.
2. Le plan suivi par Matthieu est parfaitement approprié à ce but. Il suit moins l’ordre des temps que l’ordre des matières ; il groupe les faits et les discours de même nature, de manière que tout dans son livre tend à la grande démonstration qu’il a en vue.
Quand nous disons qu’il réunit en groupes les discours du Sauveur, nous entendons par là qu’il ne craint pas de rapprocher des paroles que Jésus a proférées en diverses occasions., et qui se trouvent éparses dans les deux autres Évangiles synoptiques ; mais il serait contraire à la vérité d’admettre, comme on l’a fait trop souvent, que Jésus n’a point prononcé ces grands discours dans les circonstances que l’évangéliste rapporte, mais que celui-ci a inventé de toutes pièces le cadre dans lequel il insère des paroles du Maître. Marc et Luc eux-mêmes prouvent clairement le contraire. Ainsi, le sermon sur la montagne (chapitres 5 à 7) se retrouve, avec diverses variantes, dans Luc (chapitre 6) ; les instructions aux disciples envoyés en mission (chapitre 10) sont également reproduites par le troisième Évangile (chapitres 9 et 10) ; l’enseignement par des paraboles (chapitre 13) est indiqué par Marc, qui dit expressément que Jésus enseignait, en cette occasion, beaucoup de choses par des similitudes et qu’il annonçait la parole par plusieurs paraboles (Marc 4.2-33) ; le discours contre les scribes et les pharisiens (chapitre 23) est en grande partie reproduit par Luc (11.37 et suivants) ; le grand discours prophétique (chapitre 24) est rapporté par les trois synoptiques ; enfin, l’une des deux dernières paraboles sur l’avenir du règne de Christ (chapitre 25) a été conservée avec quelques traits différents par Luc (19.12 et suivants).
Quelle que soit la richesse de ces admirables enseignements de Jésus, il est inexact encore de dire qu’ils forment tout le contenu et constituent toute la valeur du premier Évangile ; les discours n’y occupent, en effet, que huit chapitres sur les vingt-huit si substantiels de ce livre.
Voici, du reste, la marche par laquelle l’auteur tend au but indiqué ci-dessus :
Une seule et même pensée se déroule dans cet Évangile, depuis le récit de la naissance du Christ jusqu’à sa suprême parole : Toute puissance m’est donnée au ciel et sur la terre : je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. Cette pensée, c’est que Jésus est le Roi, et qu’il est venu établir, sur les ruines de la théocratie déchue, son royaume spirituel, accomplissement de l’ancienne alliance. L’unité et la grandeur du plan de ce livre répondent ainsi admirablement à son but.