L’auteur de ce livre, qui a vieilli en y travaillant, avait depuis quelques années constamment devant les yeux ce point d’interrogation qu’il soumettait à Dieu : Me sera-t-il donné de l’achever ? - Celui qui tient dans sa main chacune de nos journées a répondu affirmativement ; - le volume que nous publions complète ce long travail. Il en était temps, car l’auteur a accompli simultanément l’ouvrage principal de sa vie et sa quatre-vingtième année.
Ni lui ni son éditeur n’ont été insensibles aux expressions d’étonnement et d’impatience de plus d’un lecteur au sujet de la lenteur avec laquelle les volumes se sont succédé à de longs intervalles. Mais si les amis qui nous ont fait l’honneur de désirer l’achèvement de l’ouvrage considèrent qu’il s’agit de quatre forts volumes très compacts, renfermant la matière de douze volumes in-8° ordinaires ; que telle question de critique traitée dans les introductions exigeait des semaines d’étude ; que tel passage difficile, dont l’explication se lit en quelques minutes, coûtait à l’auteur des journées de travail ; qu’enfin l’impression se trouvait ralentie par des difficultés typographiques et par les nombreuses épreuves nécessaires pour obtenir un ouvrage correct ; si nos lecteurs, disons-nous, considèrent toutes ces causes de retard, ils comprendront peut-être que dix ans se soient écoulés depuis la publication de notre premier volume (Épîtres de Paul) et cinq ans depuis qu’a paru le dernier (Évangiles de Matthieu, Marc et Luc).
Mais pourquoi, nous demandera-t-on encore, avoir commencé par la seconde partie du Nouveau Testament (les Épîtres et l’Apocalypse) et fini par la première (les livres historiques) ? Simplement parce que les épîtres et l’Apocalypse, travail original dès la première édition, n’ont nécessité qu’une révision approfondie ; tandis que l’explication des livres historiques, qui n’était à l’origine qu’une reproduction de l’ouvrage de Gerlach, a dû être complètement refaite à nouveau.
Nous avons exposé tout au long de notre troisième volume quel était le but de notre ouvrage et les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. Mais comme aujourd’hui on ne lit guère les préfaces, et qu’en tout cas, après dix ans, elles sont bien certainement oubliées nous ne croyons pas inutile de redire un mot sur ce point auquel nous avons des raisons d’attacher quelque importance.
Notre but n’a point été d’édifier au sens ordinaire de ce mot, par des réflexions religieuses sur le texte, mais de présenter aux lecteurs les principaux résultats d’une exégèse scientifique ; à notre grand regret nous avons dû renoncer à toutes discussions philologiques.
Ainsi par la critique du texte grec, nous nous sommes efforcé de choisir en chaque cas, d’après les documents et l’exégèse, la variante la plus probable.
Dans la traduction (révision ou correction rigoureuse d’Ostervald), notre ambition a été de rendre littéralement l’original, sans en altérer l’esprit.
Les Introductions à chaque livre ont pour but d’offrir au lecteur les donnée historiques qui peuvent en faciliter l’intelligence, et d’élucider les questions de critique auxquelles il donne lieu.
Le texte a été divisé en sections, dont chacune est précédée d’une analyse qui en résume les pensées principales.
Enfin les notes renferment l’explication du texte, saisi autant que possible dans son ensemble, dans ses détails, et dans chacune de ses expressions importantes.
C’est là du moins ce que l’auteur s’est proposé, ce qu’il a poursuivi, à force d’étude et de travail. Quant au résultat obtenu, d’autres en jugeront. Mais ce qui nous importe avant tout c’est l’approbation et la bénédiction de Dieu. Nous les lui demandons humblement, du fond du cœur.
Louis Bonnet,
Docteur en théologie.
Le quatrième Évangile a de tout temps exercé l’influence la plus profonde sur l’Église chrétienne ; il est donc naturel que celui des disciples de Jésus auquel il est attribué, soit pour elle l’objet du plus vif intérêt. Retraçons d’abord la biographie de Jean, en réunissant les données du Nouveau Testament, et en utilisant, pour les derniers temps de la vie de l’apôtre, les traditions recueillies par les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles.
Aux jours où Jésus allait entrer dans son ministère, il y avait sur les bords alors fertiles et riants du lac de Génézareth, probablement à Bethsaïda (Luc 5.10 ; comparez Jean 1.44), une famille de pêcheurs dont quatre membres nous sont connus : le père, qui s’appelait Zébédée (Matthieu 4.21 ; Marc 1.19-20) ; la mère, qui avait nom Salomé (Matthieu 27.56 ; comparez Marc 15.40 ; 16.1) ; et deux fils, Jacques, le premier des apôtres qui souffrit le martyre, et Jean, notre évangéliste. Zébédée employait des ouvriers (Marc 1.20). Il pratiquait donc en grand l’industrie, alors très lucrative, de la pêche. On peut en conclure que sa famille vivait dans une certaine aisance. Salomé, en effet, est mentionnée dans ce groupe de pieuses femmes qui, de la Galilée, suivirent Jésus et ses disciples dans leurs voyages en les assistant de leurs biens (Matthieu 27.56 ; comparez Luc 8.3), d’après une variante que présente notre Évangile, et que plusieurs critiques admettent (Jean 19.25, voir la note), Salomé aurait été sœur de Marie, mère de Jésus, dont Jean aurait ainsi été le cousin germain. Mais si une telle parenté avait existé entre le maître et le disciple, on en trouverait d’autres traces dans le Nouveau Testament. Il n’était pas nécessaire que Salomé fût la tante de Jésus pour qu’elle donnât, non seulement ses biens, mais son cœur et sa vie au prophète dans lequel elle avait reconnu le Libérateur promis à son peuple. Et dès lors nous la retrouvons, avec ses pieuses compagnes, dans la société de Jésus, jusqu’au pied de la croix (Matthieu 27.56) et auprès de son tombeau, où, elle aussi, apportait des aromates, alors que déjà il avait brisé les liens de la mort (Marc 16.1). Ce saint enthousiasme avec lequel elle suivit le Sauveur fut magnifiquement récompensé, puisqu’elle eut le bonheur de voir ses deux fils appelés à l’apostolat. Elle porta même un jour son ambition maternelle, peu éclairée encore, jusqu’à désirer de les voir occuper la première place auprès du Seigneur dans son royaume (Matthieu 20.20 et suivants).
C’est donc avec raison que Néander met notre évangéliste au nombre des hommes éminents qui durent à une mère pieuse les premières inspirations de leur vie religieuse. Il n’y a pas de doute que Salomé n’ait élevé ses enfants dans la piété d’une vraie Israélite et cherché à éveiller dans leurs cœurs les saintes espérances messianiques dont se nourrissaient alors tant d’âmes qui, comme Siméon, « attendaient la consolation d’Israël ».
Aussi, dès que la voix du Précurseur se fit entendre sur les bords du Jourdain, les deux frères, ainsi que quelques-uns de leurs amis de Galilée, s’empressèrent-ils d’aller écouter sa prédication puissante ; ils se soumirent à son baptême, qui fut sans doute pour eux le signe d’une vraie repentance. Mais quel ne fut pas leur étonnement en entendant Jean-Baptiste les adresser lui-même à un autre prophète, qu’il contemplait alors avec une vénération profonde, et qu’il appelait « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ! »
Ce jour-là même, deux de ses disciples se mirent à suivre Jésus en silence et timidement. Or Jésus s’étant retourné, et voyant qu’ils le suivaient, leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui dirent : Rabbi, où demeures-tu ? Il leur dit : Venez et vous verrez. Ils y allèrent donc, et ils virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. Il était environ la dixième heure (Jean 1.35-40).
L’un de ces deux disciples était André, frère de Simon Pierre. Et l’autre ? Précisément celui qui nous a laissé ce récit si exact et si modeste, celui qui nomme l’un des deux disciples, tandis qu’il garde le silence sur son propre nom, Jean, fils de Zébédée Lücke.
Telle fut la première rencontre de Jean avec son Maître. On voit à chaque trait du récit l’ineffaçable impression qu’il en reçut. Un demi-siècle plus tard il sait en dire encore le jour et l’heure.
Aussitôt après, les disciples revinrent avec Jésus en Galilée et furent, aux noces de Cana, les témoins de son premier miracle : Jésus leur manifesta sa gloire, et « ils crurent en lui » (Jean 2.11). À la suite de cet événement, ils paraissent cependant être retournés pour quelque temps dans leur famille et avoir repris leur métier de pêcheurs. Mais bientôt Jésus, qui avait transféré son domicile de Nazareth à Capernaüm (Jean 2.12 ; Matthieu 4.13), et qui voulait commencer son ministère, les appela à le suivre d’une manière permanente. Les évangélistes remarquent spécialement que Jacques et Jean durent non seulement abandonner leur vocation, mais quitter Zébédée, leur père (Matthieu 4.22 ; Marc 1.20). Jésus, en effet, les emmena d’abord à Jérusalem et dans la terre de Judée, où ils travaillèrent sous sa direction pendant neuf mois environ (Jean 3.22 à 4.3 ; comparez Jean 4.35). Puis leur maître les ramena en Galilée pour y entreprendre le travail intense et fécond dont les synoptiques ont conservé les principaux épisodes. Un grand nombre de disciples se groupèrent bientôt autour du nouveau prophète et se mirent à le suivre de lieu en lieu. Jésus choisit parmi eux les douze apôtres. Les noms des deux frères Jacques et Jean figurent parmi les premiers sur les listes des douze (Matthieu 10.2 ; Marc 3.16 ; Luc 6.14 ; Actes 1.3). Les récits des Évangiles nous montrent de même Jacques et Jean occupant avec Pierre une place privilégiée dans le cercle des disciples. Dans les moments graves de sa vie, où il désirait s’entourer de ses disciples les plus capables de le comprendre, Jésus choisissait Pierre, Jacques et Jean : ainsi, quand il allait rappeler à la vie la fille de Jaïrus (Marc 5.37), au moment de sa transfiguration (Matthieu 17.1) pendant les scènes mystérieuses de Gethsémané (Matthieu 26.37). Ce fut également à Pierre et à Jean que Jésus confia la mission de préparer la Pâque (Luc 22.8).
On a donc eu tort de prétendre que les Évangiles synoptiques n’attribuaient pas à l’apôtre Jean le rôle éminent qu’il joue dans le quatrième Évangile. Mais il est vrai que dans notre Évangile la prédilection de Jésus pour ce disciple se dessine par des traits plus intimes et plus touchants que dans les synoptiques. Au moment suprême de la vie du Sauveur, dans la nuit de ses souffrances, quand il prononçait ses discours d’adieux, quand il laissait en souvenir à son Église les symboles de son corps rompu, de son sang répandu pour elle, Jean occupait la place la plus rapprochée de lui, il était penché sur son sein ; et l’Église grecque des premiers siècles rappelait cette scène émouvante par le surnom qu’elle donnait à Jean : Epistèthios, « placé sur le sein ». Quand, dans cette même nuit, les disciples virent leur Maître saisi et lié comme un malfaiteur, ils s’enfuirent ; Jean le suivit dans la cour du souverain sacrificateur. Le voici encore au pied de la croix, où il soutient par sa présence Marie, dont une épée transperce l’âme. Aussi est-ce à lui et à nul autre que Jésus confie sa mère. Lorsque se répandit parmi les disciples le bruit qu’on avait vu le tombeau vide, Jean fut le premier à y accourir, le premier aussi à croire que le Sauveur était ressuscité (Jean 20.8). Après sa résurrection, Jésus se montre sur les bords du lac de Tibériade aux disciples qui ne le reconnaissent pas ; Jean, dont le regard est rendu pénétrant par l’amour, leur dit avec émotion : C’est le Seigneur ! Bientôt après, les dernières paroles de Jésus concernent encore ce disciple et lui annoncent un long avenir dans l’Église (Jean 21.22).
Ce que trahissent tous ces traits, c’est l’amour, l’ardent amour du disciple pour son Maître. Il n’est donc pas étonnant que Jean fût le disciple que Jésus aimait (Jean 20.2 ; Jean 21.7), et que lui-même, évitant de se nommer, se désigne ainsi avec autant de bonheur que de modestie. Aussi a-t-on vainement tenté d’appliquer cette désignation à un autre disciple, comme nous l’établirons dans la suite.
Mais, dit-on, il est divers traits de la conduite de Jean, dans les synoptiques, qui ne sauraient s’accorder avec le caractère que le quatrième Évangile attribue au disciple « que Jésus aimait » et qui dut être celui de l’auteur de cet Évangile. N’est-ce pas lui qui, un jour, avec une jalousie intolérante, empêchait un homme d’exorciser des possédés, parce qu’il ne suivait pas Jésus avec lui (Marc 9.38) ? Qui proposait à son Maître d’appeler le feu du ciel sur des gens qui lui avaient refusé un logement (Luc 9.54) ? Dont l’ambition aspirait à la première place auprès du Seigneur dans son royaume ? (Marc 10.35) On n’a pas manqué d’invoquer ces faits pour nier que l’apôtre Jean pût être le disciple « que Jésus aimait ». Cette conclusion hâtive est, pour deux raisons, contraire à une saine psychologie.
1°) Pour ne parler d’abord que de l’homme naturel, ne sait-on pas que les âmes capables d’une affection puissante le sont aussi d’une haine vigoureuse ? Or chacun des traits invoqués révèle, avec un zèle encore charnel et aveugle, un ardent amour pour Jésus. La figure traditionnelle de saint Jean, toute faite de douceur, de sensibilité, de bienveillance facile et toujours égale, de faiblesse aimable, figure quelque peu efféminée qui exclurait l’énergie morale et la résistance vigoureuse au mal, est contraire aux données mêmes du quatrième Évangile : plus l’âme du disciple que Jésus aimait était intime, profondément concentrée, méditative, plus elle embrassait avec une puissance exclusive ce qu’elle aimait. Jean était, dit avec raison Ebrard, ce que les Français appellent un homme entier ; il n’avait à aucun degré le sentiment du relatif, il ne fut jamais un homme de conciliation ou de juste milieu. Voyez comme sa pensée se meut entre les contrastes les plus absolus : la vérité ou le mensonge, la lumière ou les ténèbres, l’amour ou la haine, la vie ou la mort : ces antithèses sont caractéristiques du style de l’apôtre. Aucun écrivain du Nouveau Testament n’est plus rigoureux dans l’application de la vérité divine à l’homme pécheur :
(Voir ci-dessous l’anecdote concernant Cérinthe). Ce langage ne convient-il pas tout à fait à l’apôtre de Jésus dont les synoptiques nous tracent le portrait ?
2°) Mais l’on insiste : le disciple de Jésus, aux idées juives, fanatiques et étroites (Marc 9.38 ; Luc 9.54), ne saurait avoir composé le quatrième Évangile, cet écrit dans lequel s’expriment un universalisme affranchi de toute idée particulariste, en même temps que le plus pur spiritualisme. Il aurait dû subir une transformation et passer par un développement pour lesquels la vie d’un seul homme, prolongée même aux dernières limites, ne présente pas une durée suffisante. L’identité des deux personnages est donc inadmissible. Peut-être, aux yeux d’une théologie pour laquelle il n’y a ni conversion, ni régénération véritable de l’âme humaine. Elle ne croit pas que Jean ait pu être renouvelé, sanctifié, par plus de deux ans d’un commerce journalier et intime avec Jésus et surtout par l’effusion de l’Esprit de Dieu. Mais il faudra qu’elle nie aussi que Saul de Tarse ait pu devenir saint Paul, car l’auteur de l’épître aux Galates est plus éloigné encore du pharisien persécuteur que l’auteur du quatrième Évangile ne l’est du Jean des synoptiques.
Il reste donc vrai que Jean est le disciple dont l’âme a reflété avec le plus d’intensité et de profondeur l’amour de Jésus. Cet amour avait pénétré tout entière sa puissante nature, et s’y montrait exclusif de tout ce qui lui était opposé. En appelant à l’apostolat Jean et son frère, Jésus leur donna le surnom de Boanerges, fils du tonnerre, par allusion, sans doute, à leur caractère passionné. Ce caractère naturel, renouvelé et purifié par la grâce divine, est encore celui de l’auteur des épîtres et de l’Évangile attribués à Jean (Marc 3.17).
Après l’ascension du Sauveur et l’effusion du Saint-Esprit sur son Église, Jean resta à Jérusalem et prit part, à côté de Pierre, aux travaux, apostoliques (Actes 3.1) et à la défense de la vérité devant les autorités (Actes 4.1, 13, 19). Lorsque plus tard, par un effet des persécutions, l’Évangile se répandit dans la Samarie, Pierre et Jean y furent envoyés par les autres apôtres pour affermir dans la foi ces nouveaux chrétiens et après cela ils retournèrent à Jérusalem (Actes 8.14-25). Jean s’y trouvait encore lors du concile apostolique qui eut lieu vers l’an 30 (Actes 15 ; Galates 2.9).
On ignore à quelle époque précise il quitta la capitale de la Judée, ce siège vénéré de la primitive Église. Il est probable qu’il ne s’y trouvait plus à l’arrivée de Paul en 58 (Actes 21.17). On ne sait où il se rendit d’abord, mais le témoignage unanime de l’ancienne Église nous le montre exerçant dans la seconde moitié du siècle apostolique un ministère prolongé en Asie-Mineure, spécialement à Éphèse.
Ces contrées où l’apôtre Paul et ses compagnons d’œuvre avaient porté l’Évangile et fondé de nombreuses églises, devinrent, avant la fin du premier siècle, le centre principal de l’Église chrétienne. Paul les avait quittées en 58 (Actes 20) ; il y revint pour une rapide visite en 65 (1 Timothée 1.3). Il était naturel que, en son absence et après sa mort, d’autres apôtres portassent leur activité vers cette région, où, à côté d’un admirable épanouissement de vie chrétienne, naissaient de pernicieuses hérésies (Actes 20.29). Pour parer au danger et les affermir en vue des persécutions, Pierre adressa une épître aux chrétiens d’Asie-Mineure (1 Pierre 1.1). Mais ce fut Jean surtout qui, pendant de longues-années, exerça sur cette partie du monde chrétien une profonde influence. L’antiquité unanime l’atteste. Irénée, presbytre de l’Église de Lyon vers l’an 177, qui avait passé sa jeunesse en Asie-Mineure et avait été disciple de Polycarpe, parle fréquemment du ministère de Jean en Asie comme d’un fait connu de tout le monde. Tous les anciens (ou presbytres) qui se sont rencontrés en Asie avec Jean, le disciple du Seigneur, rendent témoignage qu’il leur a transmis ces choses, car il a vécu avec eux jusqu’aux temps de Trajan. (Contre les Hérésies, II, 22, 5 ; Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, III, 23 et ailleurs). Ensuite, dit encore Irénée (ensuite, c’est-à-dire après les trois premiers évangélistes), Jean, le disciple du Seigneur, celui qui avait reposé sur son sein, publia lui aussi l’Évangile, lorsqu’il résidait à Éphèse en Asie. (Ibid., III, 1, 2 ; Eusèbe, V, 8). Le témoignage d’Irénée rend superflus ceux de Clément d’Alexandrie, de Tertullien, d’Origène et d’autres, que nous pourrions citer. Eusèbe nous a conservé un document officiel, une lettre écrite vers l’an 190, au nom de ses collègues d’Asie, par Polycrate, évêque d’Éphèse, à l’évêque de Rome, Victor, et relative au différend qui existait entre les Églises d’Orient et d’Occident au sujet du jour où l’on devait célébrer la Pâque. Polycrate appuie son opinion sur l’autorité des chrétiens illustres qui avaient vécu en Asie, et s’exprime ainsi :
En Asie se sont endormis des hommes qui ont été de grandes lumières, qui ressusciteront au jour de l’apparition du Seigneur, quand il viendra dans la gloire et ressuscitera tous les saints : Philippe, l’un des douze apôtres, … et Jean, qui a reposé sur le sein du Seigneur, qui fut sacrificateur, ayant porté la lame d’or, témoin de la foi et docteur : celui-là dort enterré à Éphèse.
Mais pourquoi accumuler les preuves du séjour de Jean à Éphèse, puisque ce fait était d’une notoriété universelle dans l’antiquité chrétienne ? Parce que toute cette partie de la vie de notre apôtre est révoquée en doute par certains critiques modernes. Ils prétendent que Jean n’a jamais vécu à Éphèse et que la tradition qui affirme le ministère et la mort de notre apôtre en Asie-Mineure repose sur une confusion, faite par Irénée principalement, entre le fils de Zébédée et un autre Jean, surnommé le Presbytre, que Papias mentionne et qu’il distingue avec soin du premier. Bien que la nature de cet ouvrage ne comporte pas des discussions de pure critique historique, dans lesquelles il faut pouvoir citer les textes dans la langue originale, nous sommes obligés d’exposer la question avec quelque détail, parce qu’elle est, à l’heure actuelle, le nœud de tout le problème de l’authenticité du quatrième Évangile. Cet Évangile est apparu en Asie-Mineure à l’époque de Trajan. M. Harnack dans un livre récent, (Die Chronologie der altchristlichen Literatur, t. I, 1897)., fruit d’immenses travaux sur l’époque obscure des deux premiers siècles, en a fourni la démonstration péremptoire ; il fixe l’an 110 comme date extrême de cette apparition, et ajoute qu’on pourrait la faire remonter aux dernières années du premier siècle (pages 658-659). Si l’on est obligé d’assigner cette date à la composition de l’Évangile, on ne peut se refuser à admettre son authenticité qu’en niant la tradition d’après laquelle l’apôtre Jean demeura en Asie jusqu’aux temps de Trajan. Or M. Harnack déclare que notre Évangile n’a pu être composé par l’apôtre Jean : c’est à ses yeux la conséquence irréfragable de son contenu (page 680). Il en est donc réduit à essayer de prouver la fausseté de la tradition relative au séjour de Jean en Asie-Mineure, d’autres avant lui avaient tenté cette démonstration. Keim s’était appuyé sur un fragment alors nouvellement découvert de la chronique d’un moine grec du neuvième siècle, Georges Hamartôlos, qui disait avoir lu dans le livre de Papias que Jean, aussi bien que Jacques, avait été tué par les Juifs. Il est vrai que Papias disait avoir été témoin du martyre de l’apôtre et en plaçait la scène à Éphèse. Mais ces détails n’étaient pas pour embarrasser Keim ; il concluait, avec quelque hardiesse, que Jean n’avait pu mourir à Éphèse, puisqu’il avait été tué par les Juifs. Papias attestait donc malgré lui que l’apôtre était mort en Judée ! On a trouvé récemment la même citation de Papias chez un écrivain du cinquième siècle ; son authenticité en est confirmée, mais il n’en résulte nullement que Jean l’apôtre ne soit pas mort en Asie-Mineure ; sa mort peut avoir été causée par des Juifs à Éphèse aussi bien qu’à Jérusalem (Comparez Actes 19.33). C’est à Éphèse qu’elle eut lieu, au dire de Papias ; et d’ailleurs comment l’évêque d’Hiérapolis aurait-il été témoin d’un meurtre accompli en Judée ? Mais devons-nous admettre sur la foi de Papias que Jean périt de mort violente, contrairement à la tradition générale ? M. Godet incline à croire que quelque persécution suscitée par les Juifs d’Éphèse, ou quelque accident dont ils furent la cause, hâta la fin du vieil apôtre, qu’on qualifia cette fin de martyre, d’autant plus volontiers que, d’après la parole de Jésus (Matthieu 20.22 ; Marc 10.38-39), citée par le moine Georges, une telle issue semblait lui être prédite. Ainsi se serait formée la tradition divergente, dont nous trouvons un écho dans la citation de Papias (Frédéric Godet, Introduction au Nouveau Testament, t. II, 1897, page 16-20). M. Harnack rejette tout à fait ce témoignage de Papias ; il trouve impossible de le maintenir en présence du récit de Jean 21, qui oppose le sort de Jean à celui de Pierre, et atteste par conséquent que Jean mourut de mort naturelle. Il pense que le texte de la citation a été altéré et renonce à l’invoquer comme une preuve de sa thèse que Jean n’a pas vécu en Asie-Mineure. Il fonde cette thèse en premier lieu sur le célèbre préambule du livre de Papias, qui nous a été conservé par Eusèbe (Histoire Ecclésiastique, III, 39). Celui-ci le cite pour réfuter l’assertion d’Irénée que Papias fut auditeur de Jean. Le sens précis de ce morceau capital a été l’objet d’interminables discussions. Nous en traduisons littéralement les principaux passages :
Or, je ne différerai point d’ajouter aussi pour toi à mes explications tout ce que j’ai fort bien appris autrefois des anciens et fort bien retenu, certifiant la vérité touchant ces choses… Et si parfois aussi quelqu’un arrivait (chez moi) qui avait accompagné les anciens, je m’informais des paroles des anciens : qu’a dit André, ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou tel autre des disciples du Seigneur ? Et que disent Aristion et le presbytre Jean, les disciples du Seigneur ? Car je ne pensais pas que ce qui provenait des livres pût m’être aussi utile que ce qui vient de la parole vivante et permanente.
Avec MM. Luthardt, B. Weiss, Beyschlag, Godet, nous estimons que les anciens, desquels Papias avait appris autrefois, étaient les hommes de la première génération chrétienne. Papias, même s’il ne naquit pas avant l’an 80 (Harnack, o. c, page 356-358), put connaître quelques-uns de ceux-ci, et notamment, parmi les apôtres, Jean, si celui-ci vécut en Asie jusqu’à l’époque de Trajan. Sans doute, il ne ressort pas de ce passage que Papias fut auditeur de Jean, et en ceci Eusèbe a raison, mais cette relation personnelle n’est pas exclue par les expressions employées. Le terme d’anciens doit être entendu dans le sens de disciples de la première heure (Actes 21.16), et non dans celui de presbytres des Églises d’Asie, comme le veut M. Harnack (o. c, page 660), car ceux-ci n’étaient pas nécessairement des disciples directs du Seigneur. Or la suite du passage, où Papias leur oppose ceux qui avaient accompagné les anciens, montre que ces anciens étaient les témoins immédiats de la vie de Christ et notamment les apôtres ; ce terme d’anciens ne peut être pris dans deux acceptions différentes à quelques lignes d’intervalle. À ces renseignements de première main, Papias déclare avoir joint ceux qu’il pouvait obtenir des personnes qui avaient fréquenté les témoins oculaires, les disciples du Seigneur, comme il les appelle. Il les divise en deux classes : la première ne comprend que des apôtres et parmi eux Jean ; la seconde deux hommes : Aristion et Jean le presbytre.
La mention de ce dernier, dit M. Harnack, rend extrêmement douteux le ministère de l’apôtre Jean en Asie-Mineure. La supposition que deux Jean, l’un et l’autre disciples du Seigneur, auraient exercé leur activité en Asie à peu près à la même époque, n’est guère vraisemblable. Papias ne connaît que Jean le presbytre. Les Pères de la fin du second siècle ne mentionnent que Jean l’apôtre. Ce n’est qu’au troisième siècle qu’apparaît la légende des deux Jean, qui résulte de la fusion des deux précédentes traditions. Or personne n’admettra que Jean l’apôtre ait été transformé en Jean le presbytre. Le contraire est plus vraisemblable. Si donc les deux n’ont pas vécu simultanément en Asie, le presbytre seul y a exercé son ministère, et c’est à lui que remontent les écrits qui portent le nom de Jean.
À cette argumentation du savant critique on peut répondre que, même s’il fallait opter entre les deux Jean, il n’en résulterait pas nécessairement que c’est le presbytre qui a vécu à Éphèse. Papias ne dit pas qu’il l’ait connu personnellement. Il s’informe de ce qu’il dit. Et si même il avait reçu de lui des traditions (Eusèbe, III, 39, 14), cela n’implique pas que Jean résidait en Asie-Mineure. M. Scnlatter suppose en effet que ces traditions étaient écrites, et il identifie Jean le presbytre avec un Jean qui figure sur la liste des évêques de Jérusalem (Eusèbe, IV, 5) ; il aurait vécu dans cette ville et y aurait été mis à mort par les Juifs, tandis que son homonyme, l’apôtre, exerçait son ministère en Asie.
Mais on peut aussi dire que la coexistence, ou mieux la présence successive à Éphèse de Jean l’apôtre et de Jean le presbytre n’a rien d’inadmissible. M. Harnack lui-même explique l’épithète de « presbytre », ajoutée au nom de l’un, par le désir de le distinguer de l’autre. Mais aurait-on éprouvé le besoin de les distinguer, s’ils n’avaient pas habité la même contrée ? Il explique le passage Jean 19.35, et le rôle éminent que joue dans l’Évangile le disciple que Jésus aimait, par des relations intimes qui unissaient l’apôtre au rédacteur de l’Évangile. Mais de telles relations ne supposent-elles pas que les deux hommes ont vécu ensemble pendant un temps prolongé ? Enfin l’on peut opposer aux conclusions de M. Harnack un argument décisif, tiré du texte même de Papias. Celui-ci écrit qu’il s’informait de ce que André, Pierre, etc. ont dit, et de ce que disent Aristion et le presbytre Jean. De ce verbe au présent opposé à un verbe au passé il ressort que les deux derniers personnages vivaient encore au moment où Papias écrivait, c’est-à-dire, d’après M. Harnack, entre 145 et 160, ou tout au moins à l’époque où il était établi comme évêque à Hiérapolis, c’est-à-dire, s’il était né après l’an 80, au plus tôt vers 120, et où il prenait des informations de ceux qui arrivaient chez lui. Mais si Jean le presbytre vivait encore entre 120 et 140, il ne saurait être identifié avec le Jean qu’Irénée nous présente comme demeurant à Éphèse jusqu’à l’époque de Trajan (98) et mourant alors dans un âge fort avancé. On ne saurait attacher une importance décisive au fait que Papias qualifie le presbytre Jean de disciple du Seigneur. Ce terme doit être pris au sens large. M. Weizsäcker soupçonne même Papias d’avoir commis, en l’appliquant à Jean le presbytre, une erreur d’autant plus explicable qu’il ne le connaissait pas personnellement. La mention de Jean le presbytre paraît à l’éminent critique un clou trop faible pour y suspendre toute la tradition johannique.
Ce jugement paraîtra absolument fondé, si l’on considère que, pour substituer Jean le presbytre à l’apôtre Jean, il faut rejeter l’important témoignage d’Irénée et imputer à ce Père une erreur vraiment incroyable. M. Harnack s’attache à montrer qu’Irénée, ayant quitté très jeune l’Asie-Mineure, n’avait pu en emporter que des renseignements peu nombreux et vagues, et que, dans tous les passages de son grand ouvrage où il invoque le témoignage des « anciens », il cite textuellement l’écrit de Papias dont il n’est qu’un écho. Mais il ressort bien plutôt de l’examen impartial des textes qu’Irénée ajoute le témoignage de Papias aux renseignements qu’il tenait directement des anciens. M. Harnack doit cependant concéder qu’Irénée a eu des relations personnelles avec Polycarpe. Dans une lettre à Florinus, son ancien condisciple tombé dans les erreurs gnostiques, il écrit (Eusèbe, V, 20) :
Je t’ai vu, lorsque j’étais encore enfant, dans l’Asie inférieure, auprès de Polycarpe… et je pourrais encore te montrer l’endroit où il était assis, lorsqu’il enseignait et qu’il racontait ses relations avec Jean et avec les autres qui ont vu le Seigneur…
Pour se débarrasser de ce témoignage précis et gênant, M. Harnack en est réduit à supposer que, tandis que Polycarpe parlait de Jean le presbytre, Irénée croyait qu’il était question de Jean l’apôtre. Bien que les écrits d’Irénée renferment des renseignements erronés et des affirmations étranges, nous ne sommes pourtant pas fondés à lui attribuer un malentendu aussi grossier. Cette explication a tout l’air d’un expédient.
Il est une solution bien plus naturelle ; c’est d’admettre que l’apôtre Jean et le presbytre Jean ont vécu à Éphèse simultanément, ou plutôt successivement, car il ressort des données de Papias que le presbytre était notablement plus jeune que l’apôtre. Cette conclusion est confirmée par un passage des Constitutions apostoliques (VII, 46), d’après lequel Jean, l’évangéliste, établit comme évêque (c’est-à-dire presbytre) à Éphèse un autre Jean. Les objections contre le ministère de l’apôtre à Éphèse, qu’on tire soit du silence d’Ignace dans sa Lettre aux Éphésiens, soit de l’opposition que les Aloges (adversaires du Logos) firent vers 165 au quatrième Évangile, ne sont pas probantes. Si Ignace parle de Paul seul, sans mentionner Jean, c’est que l’analogie entre le dernier passage de Paul à Éphèse et le sien propre, tous deux se rendant à Rome pour y subir le martyre, l’amène naturellement à évoquer le souvenir de cet apôtre. Il semble même faire allusion à Jean, quand il dit que les Éphésiens ont toujours été réunis avec les apôtres dans la puissance de Jésus. Quant à l’opposition des Aloges, elle ne saurait prévaloir à elle seule contre le témoignage unanime des Pères. Il faut y joindre la preuve fournie par l’existence de l’Apocalypse : ce livre a paru sûrement en Asie-Mineure ; Justin Martyr déjà, qui avait habité Éphèse vers 135, l’attribue à l’apôtre Jean ; or il n’aurait pu émettre une telle opinion, si l’apôtre n’avait jamais habité la contrée.
Concluons. Le séjour de Jean à Éphèse est un fait qui résiste à toutes les attaques de la critique la plus pénétrante, et qui doit être considéré comme démontré, pour autant du moins que les événements de cette époque si obscure sont susceptibles de démonstration.
Et maintenant reprenons le récit de la vie de l’apôtre. Il ne tarda pas à assumer le rôle de directeur et d’évêque des nombreuses et florissantes communautés dont la province d’Asie était semée. Il visitait les Églises, dit Clément d’Alexandrie, il établissait des évêques, réglait les affaires. À cette activité pastorale se rattache la composition de l’Apocalypse que nous venons de nommer. Cet écrit s’ouvre en effet par des épîtres adressées à sept des Églises d’Asie. Nous renvoyons à l’Introduction de ce livre les questions relatives à son authenticité et à sa date.
Les Pères nous ont conservé du ministère de Jean en Asie divers traits intéressants et propres à caractériser l’apôtre. Irénée (Contre les Hérésies, III, 3) raconte, sur le témoignage de Polycarpe, disciple de Jean, qu’un jour celui-ci étant entré dans une maison de bains à Éphèse et ayant aperçu Cérinthe qui s’y trouvait, ressortit promptement et dit à ceux qui l’entouraient : Fuyons, de peur que la maison ne s’écroule dans laquelle se trouve Cérinthe, l’ennemi de la vérité. Eusèbe rapporte deux fois cette anecdote (Histoire Ecclésiastique, III, 28 et IV, 14), qu’il fait remonter aussi par Irénée à Polycarpe. Le trait est tout à fait en harmonie avec le caractère du disciple qui, dans sa jeunesse, interdisait à un homme de chasser les démons, parce qu’il ne suivait pas Jésus. Et ce que Jean pratiquait lui-même, il le prescrivait aux autres (2 Jean 10, 11).
Clément d’Alexandrie, dans son livre : Quel riche peut être sauvé ? (chapitre 42) et, d’après lui, Eusèbe (III, 23) rapportent un exemple touchant de la fidélité et de l’amour avec lesquels Jean remplissait les devoirs de son apostolat.
Lorsque cet apôtre, après la mort du tyran, fut revenu de l’île de Patmos à Éphèse, il fut appelé dans les contrées voisines pour établir des évêques, régler la discipline des Églises et faire entrer dans le clergé ceux qui lui seraient désignés par le Saint-Esprit. Il vint dans une ville non loin d’Éphèse, dont quelques-uns indiquent même le nom ; après avoir exhorté les frères, il aperçut dans l’assemblée un jeune homme de belle taille, agréable de visage et doué d’une âme ardente. « Je te recommande ce jeune homme de tout mon pouvoir, dit-il à l’évêque ; j’en prends à témoin Christ et l’Église ». L’évêque reçut le jeune disciple dans sa maison, l’instruisit, le surveilla et à la fin lui administra le baptême. Après cela, il se relâcha dans ses soins et sa surveillance, estimant que le sceau du Seigneur qu’il lui avait imprimé était une parfaite sauvegarde.
Mais le jeune homme, trop tôt affranchi, se laissa corrompre par des camarades oisifs, dévoyés et coutumiers du mal, qui l’entraînèrent d’abord dans de nombreux et somptueux festins, et finirent par l’associer à leurs expéditions nocturnes, pour détrousser les passants, et à d’autres crimes encore plus grands. Bientôt habitué au mal, le jeune homme, entraîné par l’ardeur de sa nature, semblable à un cheval sans frein qui s’élance hors de sa voie, se jetait toujours plus avant dans l’abîme. Désespérant de la grâce de Dieu, il s’enhardit dans le mal et, puisqu’il devait être perdu, il voulait au moins dans cette vie criminelle faire quelque chose de grand. Il rassembla ses compagnons et forma avec eux une bande de brigands dont il devint le chef, les surpassant tous en cruauté et en violence.
Quelque temps après, Jean, appelé par de nouveaux devoirs, revint dans cette ville, et ayant achevé ce qu’il avait à y faire, il s’adressa à l’évêque : « Eh bien, lui dit-il, restitue le dépôt que le Seigneur et moi-même t’avons confié en présence de l’Église ». L’évêque, effrayé, pensait qu’il s’agissait d’une somme d’argent à lui confiée. « Non, dit l’apôtre, mais le jeune homme, l’âme de ton frère, voilà ce que je réclame de toi ». Alors le vieillard, soupirant profondément, répondit en versant des larmes : « Il est mort ! » - « Mort ! s’écria l’apôtre. Et de quelle mort ? » - « Il est mort à Dieu, répondit l’évêque ; il s’est perverti, il s’est perdu ; bref il est devenu un brigand, et maintenant, au lieu d’appartenir à l’Église, il occupe la montagne avec la bande de ses associés ». À l’ouïe de ces paroles, l’apôtre déchire ses vêtements, se frappe la tête et se lamente à haute voix : « Oh ! à quel gardien ai-je donc confié l’âme de mon frère ? qu’on m’amène à l’instant un cheval et un guide ! » Et, tel qu’il était, il quitte aussitôt l’Église. Arrivé dans la région où sont les brigands, il est arrêté par leurs sentinelles, il ne cherche ni à leur échapper, ni à les fléchir. « C’est pour cela que je suis venu, dit-il ; conduisez-moi à votre chef ! » Celui-ci, tout armé, attendait fièrement. Mais, dès qu’il reconnut dans cet étranger l’apôtre Jean, il s’enfuit plein de honte. Jean, oubliant son âge, se mit à le poursuivre, lui criant à diverses reprises : « Pourquoi me fuis-tu, mon fils, moi, ton père, un vieillard désarmé ? Aie pitié de moi, mon enfant, ne crains rien ; il y a encore pour toi espérance de la vie éternelle. Je répondrai de toi au Sauveur. Je mourrai pour toi, s’il le faut, comme le Seigneur est mort pour nous ; je donne mon âme pour la tienne. Arrête-toi ! Crois ! C’est Christ qui m’envoie ! »
À l’ouïe de ces paroles, le jeune homme s’arrêta en baissant la tête. Puis il jeta loin de lui ses armes et, tout tremblant, il pleura amèrement. Lorsque le vieillard s’approcha de lui, il embrassa ses genoux, implorant son pardon avec des gémissements et des larmes qui furent pour lui un second baptême. Seulement il cachait encore sa main droite. Mais l’apôtre, se portant garant pour lui, lui promet avec serment qu’il obtiendra du Sauveur son pardon. Il se jette enfin à ses pieds, le supplie, et baisant cette main que le jeune homme retire, comme déjà purifiée par la repentance, il le ramène dans l’Église. Et là, intercédant par d’abondantes prières, combattant avec lui par de fréquents jeûnes, persuadant son esprit par des discours variés, il ne s’en alla pas qu’il ne l’eût rendu à l’Église, comme un grand exemple de vraie repentance et de cette régénération qui est un monument de la résurrection que nous espérons.
La tradition rapporte d’autres traits encore, d’après Tertullien, Jean aurait été plongé dans de l’huile bouillante sans en recevoir aucun mal. Au dire d’Apollonius, écrivain du second siècle, Jean ressuscita un mort à Éphèse (Eusèbe, V, 18). Enfin divers textes apocryphes racontent que notre apôtre aurait bu une coupe de poison sans aucun dommage pour sa santé. On peut dire, avec M. Luthardt, qu’ici l’histoire se perd dans la légende.
Tous les témoignages de l’antiquité chrétienne s’accordent sur ce fait que Jean atteignit les dernières limites de la vie humaine et vécut jusqu’à l’âge de près de cent ans. Jérôme rapporte que, très avancé en âge et trop faible pour se rendre dans les assemblées, il s’y faisait porter par de jeunes disciples, et qu’incapable de prononcer des discours prolongés, il se contentait de redire : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. Etonnés d’entendre toujours la même parole sortir de cette bouche autrefois si éloquente, des frères lui demandèrent pourquoi il la répétait ainsi. Il répondit : Parce que c’est le commandement du Seigneur, et que, s’il est accompli, tout est accompli.
La longue vie de l’apôtre affermissait ses amis dans l’opinion qu’il ne verrait point la mort (Jean 21.23, note). Cependant il mourut. Dans les Actes de Jean, attribués à Leucius Charinus (vers 160), il est raconté qu’un dimanche, après le service divin, Jean se rendit, en compagnie de quelques disciples intimes, devant les portes de la ville, et se fit creuser une tombe profonde ; il y déposa ses vêtements de dessus pour qu’ils lui servissent de couche ; après une dernière prière, il y descendit, prit congé des frères présents, et rendit l’esprit (Zahn, Einleitung in das Neue Testament, II. 1899, page 457. La même légende est rapportée par saint Augustin, Traités sur l’Évangile de Jean, CXXIV). Quoi qu’il en soit des détails de ce récit, il confirme la mort paisible de l’apôtre. Un successeur de Jean dans la direction de l’Église d’Éphèse, Polycrate, atteste qu’il fut enseveli à Éphèse, et Eusèbe rapporte que bien longtemps après on y voyait encore son tombeau (Histoire Ecclésiastique, VII, 25). Saint Augustin dit cependant que certains de ses contemporains encore, persistant dans l’opinion que l’apôtre n’était pas mort, croyaient voir à chaque respiration de sa poitrine la terre se mouvoir au-dessus de sa tombe. Ainsi le cœur, aidé par l’imagination, se repaît de chimère plutôt que de renoncer aux idées qui lui sont chères.
Tel fut le disciple que Jésus aimait, autant que nous pouvons le peindre d’après les traits épars que nous ont laissés de lui l’Évangile et la tradition. Les lignes suivantes de Meyer nous paraissent les résumer avec bonheur et tracer un portrait fidèle de l’apôtre de la charité :
L’amour était le trait fondamental de son être, parce qu’il vivait tout entier dans la communion la plus vraie, la plus profonde, la plus vivante d’esprit et de cœur avec Jésus-Christ. Contemplatif, mais pratique ; d’un mysticisme idéal et profond, mais éloigné de tout fanatisme ; reflétant comme un pur miroir la gloire de l’Homme-Dieu (Jean 1.14 ; 1 Jean 1.1) ; tendre et humble, mais d’une apostolique énergie ; ayant la gloire d’être, au sein des Églises d’Asie, le représentant de la sacrificature spirituelle et de la vraie gnose chrétienne ; s’étant élevé du point de vue de l’apostolat juif jusqu’à l’universalisme d’un saint Paul, mais à une hauteur calme et sereine, au-dessus des luttes et des combats ; dernier des apôtres et, grâce à sa longue et riche expérience, interprète le plus complet de la vérité et de la vie qui sont apparues en Christ ; ramenant tout le christianisme à la personne du Sauveur, Jean laissa son Évangile à l’Église, qui le conservera comme un héritage de paix, d’unité, de progrès, jusqu’à ce qu’elle ait atteint son entier perfectionnement.
L’homme dont nous venons de retracer la biographie est-il bien l’auteur du quatrième de nos Évangiles canoniques ? Pour répondre à cette question, nous examinerons d’abord les données fournies par les écrivains des premiers siècles ; nous consulterons ensuite notre Évangile lui-même.
Nous avons déjà fait connaître quelques-uns des principaux témoignages sur lesquels repose l’authenticité de notre Évangile, en discutant la question connexe du ministère de Jean à Éphèse. Nous nous contenterons d’énumérer brièvement les écrits des Pères dans lesquels l’Évangile de Jean est expressément mentionné ou qui renferment des paroles et des traits empruntés à cet Évangile.
Eusèbe, évêque de Césarée, mort en 338, nous a laissé une Histoire ecclésiastique en dix livres, pour la composition de laquelle il avait dépouillé toute la littérature chrétienne des trois premiers siècles, et qui est pour nous la principale source d’information sur l’Église de ces temps. Or Eusèbe (Histoire Ecclésiastique, III, 24) place l’Évangile de Jean au rang des livres reconnus de toute l’Église (Homologoumènes) et ne rencontrant aucune contradiction. Il dit de cet Évangile qu’il est connu de toutes les Églises qui sont sous le ciel, et déclare qu’outre l’Évangile, la première épître de Jean était reconnue authentique, aussi bien de son temps que par les anciens. Nous citons ces dernières paroles, parce que, affirmer l’authenticité de l’épître de Jean, c’est affirmer une seconde fois celle de l’Évangile, ces deux livres étant évidemment du même auteur.
Origène (185-254), l’homme le plus savant de son époque qui, dès l’âge de dix-huit ans, enseignait dans la célèbre école d’Alexandrie et fut le premier commentateur des écrits du Nouveau Testament, dont il examinait avec soin les manuscrits, a laissé un commentaire sur l’Évangile de Jean, qu’il appelle les prémices des Évangiles. Il distingue avec soin nos Évangiles canoniques des Évangiles apocryphes rejetés par l’Église, et dit : Ces quatre seuls sont approuvés par l’Église de Dieu (Homélies sur saint Luc). Ce témoignage n’est pas celui d’un individu, remarque M. Luthardt, c’est le témoignage de l’Église.
Tertullien (né vers 160, mort vers 230) fait, dans ses écrits, un tel usage du Nouveau Testament, qu’un savant allemand (Rönsch, en 1871) a pu en reconstruire les livres d’après ses citations. C’est l’Évangile de Jean qui occupe la principale place dans cette remarquable collection. Le témoignage de Tertullien représente l’opinion des Églises d’Afrique ; mais ce qu’il faut surtout remarquer, c’est qu’il cite le Nouveau Testament, et notre Évangile, en particulier d’après une version latine qu’il désigne lui-même comme ancienne.
Le Canon de Muratori (catalogue des livres du Nouveau Testament datant du second siècle) indique l’Évangile de Jean comme le quatrième de nos Évangiles, et par une référence à 1 Jean 1.1, attribue à l’auteur la qualité de témoin oculaire (Comparer Frédéric Godet, Introduction au N. T., II, 1897, page 96-111).
Théophile d’Antioche écrivit un Commentaire et une Harmonie des quatre Évangiles, aujourd’hui perdus, mais que connaissait Jérôme, qui nous en parle. Dans un écrit de ce même Théophile, composé aux environs de 180, et qui est parvenu jusqu’à nous, le quatrième Évangile est cité et attribué expressément à Jean, comme dans le fragment de Muratori (ad Aulolycum II, 22) : C’est ainsi, dit Théophile, que nous enseignent les saintes Écritures et tous les hommes inspirés, parmi lesquels Jean dit : Au commencement était la Parole.
Clément d’Alexandrie, prédécesseur d’Origène dans la célèbre école de cette ville à la fin du second siècle, faisait remonter ses informations, par son maître Pantsenus jusqu’aux successeurs des apôtres (Eusèbe Histoire Ecclésiastique, VI, 13). Racontant l’origine de nos Évangiles, telle qu’il l’avait apprise des anciens presbytres, il s’exprime ainsi : Jean, le dernier, voyant que les choses corporelles avaient été racontées dans les (trois premiers) Évangiles, composa, pressé par ses amis, et porté par l’Esprit, l’Évangile spirituel (Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, VI, 14). Ces deux termes : choses corporelles et Évangile spirituel, se comprennent par le caractère respectif des synoptiques et de Jean.
Nous avons déjà cité le témoignage d’Irénée presbytre de Lyon vers 177, qui avait passé sa jeunesse en Asie-Mineure, et dont les informations remontaient jusqu’à Polycarpe, disciple lui-même de l’apôtre Jean. Eusèbe (V, 8), reproduisant les déclarations d’Irénée relatives aux écrits du Nouveau Testament, dit : Il mentionne aussi la première Epître de Jean et lui emprunte divers témoignages.
Dans la Lettre émouvante par laquelle les chrétiens de Lyon et de Vienne font connaître à leurs frères d’Asie et de Phrygie la terrible persécution dont ils avaient à souffrir sous Marc-Aurèle, on lit ces mots : Ainsi s’accomplit la parole du Seigneur : Le temps vient où quiconque vous fera mourir croira rendre service à Dieu (Jean 16.2). Cette lettre, qu’on peut lire dans Eusèbe (V, 1), renferme encore d’autres traces de l’influence de notre Évangile, telles que la désignation de l’Esprit-Saint sous le nom de Paraclet, et ainsi elle nous prouve que ce livre était déjà dans les mains des chrétiens de la Gaule en 177.
Nous avons déjà cité une lettre de Polycrate, évêque d’Éphèse vers 190, dans laquelle on aura remarqué ces mots appliqués à Jean : Celui qui a reposé sur le sein du Seigneur. Or c’est là une réminiscence évidente de notre Évangile, où ce souvenir est deux fois rappelé.
Tatien a écrit, probablement déjà vers 155, une apologie intitulée Discours aux Grecs, qui nous a été conservée et dans laquelle se trouvent des paroles qui nous paraissent tirées de notre Évangile, telles que Dieu est Esprit (Jean 4.24). La parole est la lumière de Dieu (Jean 1.5). Toutes choses ont été faites par elle et sans elle rien n’a été fait (Jean 1.3). L’une d’elles est introduite par une formule qui semble la désigner comme une citation de l’Écriture. Et c’est là ce qui a été dit : les ténèbres n’ont point reçu la lumière. Tatien avait en outre composé une sorte d’Harmonie des Évangiles, intitulée le Diatessarôn. La signification la plus probable de ce terme est : composé au moyen de quatre. Il impliquerait donc que l’Évangile de Jean était joint aux trois premiers pour la composition de cette Harmonie. Ce fait a été mis hors de doute par des découvertes récentes qui ont permis de reconstituer à peu près l’ouvrage de Tatien (Zahn, Forschtungen, 1881, I, page 112 et suivants ; Frédéric Godet, Introduction au N. T., II, page 90-95).
Justin Martyr, qui séjourna à Éphèse en 135 et fut mis à mort à Rome vers l’an 165, écrivit ses deux Apologies et son Dialogue entre les années 150 et 160, ouvrages qui sont remplis de nos Évangiles. Il mentionne l’usage des chrétiens de se réunir le jour du soleil pour lire ensemble, avec les écrits des prophètes, les Mémoires des Apôtres, lesquels, dit-il, on appelle aussi Évangiles (Apol. 1.66). Il avait en mains celui de Jean, comme les autres. On lit (Apol., 1.6) : Christ a dit : Si vous ne naissez de nouveau, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (Jean 3.3). Et la preuve que c’est bien ce passage que Justin a voulu citer, c’est qu’il rappelle en même temps la parole caractéristique de Nicodème : Il est évident que tous ceux qui sont nés une fois, ne peuvent rentrer dans le sein de leur mère et renaître. Non seulement les écrits de Justin sont remplis d’expressions empruntées à l’Évangile de Jean, mais, comme l’observe avec raison de Pressensé dans sa Vie de Jésus (page 226), ce qui est plus important que des citations, c’est le point de vue dominant de Justin, sa doctrine du Verbe, lumière et vie du monde, qui est tout entière puisée dans le quatrième Évangile (Voir sur la valeur du témoignage de Justin : Frédéric Godet, Commentaire sur l’Évangile de Jean, troisième édition, I, page 248-261 ; Introduction au Nouveau Testament, II, pages 77-90 ; Harnack, o. c, page 673, 674).
Avec Justin, nous avons remonté les temps jusqu’à la première moitié du second siècle ; par d’autres témoins, nous nous rapprochons plus encore du dernier survivant des apôtres, l’auteur du quatrième Évangile. Ainsi, Polycarpe, évêque de Smyrne, martyr le 23 février 155, à l’âge de 86 ans (ou même de près de 100 ans), dont nous savons par Irénée qu’il avait été en rapport avec les apôtres et notamment avec Jean (Eusèbe, V, 20 ; Irénée, III, 3, 4), Polycarpe, dans sa lettre aux Philippiens, cite en ces termes la première épître de Jean (Jean 4.3) : Car quiconque ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair, est un antéchrist. Or, on ne saurait trop le redire, l’épître de Jean et son Évangile sont solidaires l’un de l’autre. Papias également a dû connaître l’Évangile de Jean, puisqu’il citait sa première épître (Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, III, 39). Irénée cite même une parole qu’il a trouvée dans l’ouvrage de Papias et qui a tout l’air de provenir directement de l’Évangile : Le Seigneur a dit : Dans ce qui est à mon Père, il y a plusieurs demeures (Comparez Jean 14.2. - Harnack, o. c, page 336). On trouve dans une Bible latine du neuvième siècle un sommaire qui débute par ces mots : L’Évangile de Jean a été publié et donné aux Églises par Jean encore vivant, comme l’a rapporté dans ses cinq livres Papias d’Hiérapolis. Enfin, il résulte du témoignage d’un écrivain arménien du douzième siècle, Vardan Vardapet, que l’ouvrage de Papias contenait une explication sur le mélange de myrrhe et d’aloës, apporté par Nicodème (Jean 19.39).
Dans la partie non contestée des Lettres d’Ignace que plusieurs critiques font remonter vers l’an 110, se trouvent diverses réminiscences évidentes de notre Évangile. Ainsi : Je veux le pain de Dieu, qui est la chair de Jésus-Christ, et je veux son sang pour breuvage (Romains 7). Ces expressions sont trop caractéristiques pour qu’on n’y reconnaisse pas la parole de Jésus, Jean 6.33 ; Jean 6.51. Ainsi encore Ignace désigne ordinairement Satan par ce terme qui n’appartient qu’à notre Évangile : le prince de ce monde.
Enfin, dans l’ouvrage récemment retrouvé et qui porte le titre d’Enseignement (Didachè) des douze apôtres, M. Harnack relève douze paroles qui rappellent les expressions de Jean. Il déclare qu’il n’est pas possible de mettre en doute la conformité des prières de la sainte cène, contenues dans cet écrit, avec l’Évangile de Jean (comparez Frédéric Godet, Introduction au N. T., II, page 52). Cet ouvrage est placé par M. Harnack entre 100 et 160 (o. c, page 428-438).
Nous sommes ainsi parvenus jusqu’à l’époque où, selon toute apparence, Jean vivait encore. Il faut toutefois remarquer, pour plusieurs des écrivains cités, que, si leurs écrits renferment des paroles semblables à celles que nous lisons dans notre Évangile, elles ne prouvent pas l’existence de cet Évangile, car elles pouvaient être courantes dans les milieux où l’Évangile fut composé plus tard. Et même, si l’on croit pouvoir en conclure que l’Évangile était déjà publié, il n’en résulte pas que son auteur soit Jean l’apôtre.
À côté de cette série de témoins appartenant à l’Église, il en est d’autres, non moins importants, qui, en dehors de l’Église, remplissent tout le second siècle et nous y montrent l’Évangile de Jean partout répandu. Il s’agit des écrivains appartenant à toutes les sectes de l’hérésie. Après avoir entendu les amis, il faudrait donc ici écouter les adversaires, servant malgré eux la cause de la vérité. Nous retrouverions ainsi notre Évangile dans les mains d’un Celse qui, écrivant entre 176 et 180, le citait pour en tirer des sujets de sarcasmes ; d’un Marcion, qui enseignait à Rome vers l’an 140 ; d’un Basilidès, chef d’école à Alexandrie vers l’an 130 et dont Eusèbe (IV, 7) nous apprend qu’il avait écrit vingt-quatre livres sur les Évangiles ; de Valentin et de tous les écrivains des diverses sectes gnostiques. Mais, afin de ne pas dépasser les limites assignées à ce travail, nous nous référons, pour toutes ces citations, aux ouvrages de M. Godet, Commentaire sur l’Évangile de Jean, troisième édition, I, page 261 et suivantes ; Introduction au N. T., II, page 57 et suivantes.
Parmi les Évangiles apocryphes, on pourrait invoquer le témoignage de l’Évangile de Pierre, récemment retrouvé, et qui est placé par M. Harnack entre 100 et 130. Il paraît avoir été cité par Justin Martyr comme faisant partie des Mémoires des Apôtres. Cet Évangile fixe la mort de Jésus au 14 Nisan, et dit que la première apparition de Jésus fut accordée à Pierre sur les bords de la mer de Tibériade (Jean 21). M. Harnack n’estime pourtant pas pouvoir en conclure avec certitude que l’auteur a utilisé notre Évangile (o. c, pages 474, 622-625). Il ne nous paraît pas prouvé que l’Évangile des Hébreux ne présente aucun point de contact avec notre Évangile. M. Harnack (o. c, pages 625-650) fait de cet écrit, dont il nous est parvenu seulement des fragments conservés par Jérôme et d’autres écrivains des premiers siècles, un document contemporain de nos premiers Évangiles et même antérieur à eux. La date de sa composition pourrait être fixée déjà à l’an 65. Mais les détails légendaires qu’il contient, et qui font contraste avec la primitive simplicité de nos Évangiles canoniques, ne nous paraissent guère favorables à une date aussi rapprochée des origines. Quant aux rapports de cet écrit avec notre Évangile, ne seraient-ils pas indiqués, entre autres, par ce trait du baptême de Jésus : Le Saint-Esprit reposa sur lui ? En le citant (page 648), M. Harnack prétend que Jean 1.32 est provenu de là. Mais qu’est-ce qui empêche de supposer le rapport inverse ? Quant aux Actes de Pilate qui racontent la comparution de Jésus devant Pilate et son entretien sur sa royauté avec le gouverneur romain, dans les termes mêmes de l’Évangile de Jean, ils paraissent appartenir à une époque très postérieure. Justin Martyr et Tertullien mentionnent bien des Actes de Pilate, mais sans dire qu’ils les aient eus entre les mains, et en tous cas l’on ne peut identifier le document auquel ils font allusion avec l’écrit qui nous est parvenu sous ce nom (Voir Tischendorf, Evangelia apocrypha, page 218. ; Harnack, o. c, pages 603-612).
M. Harnack termine la savante investigation sur l’origine des Évangiles qui couronne son grand ouvrage sur la Chronologie de la littérature chrétienne, par ces mots :
Le résultat auquel nous sommes parvenus, que l’Évangile de Jean ne peut pas avoir été écrit plus tard que dans les dix premières années du second siècle, que l’Évangile en quatre formes (Ou à quatre faces, expression d’Irénée) se préparait à ce moment et fut bientôt après constitué en Asie-Mineure par les disciples de Jean, qu’il s’est répandu peu à peu dans les Églises et a acquis une autorité exclusive auprès de la plupart d’entre elles dans le courant de la seconde moitié et spécialement le le dernier quart du second siècle, ce résultat triomphera, je l’espère, de de toutes les épreuves auxquelles l’on pourra le soumettre.
Et, ajouterons-nous avec M. Luthardt, si Jean a vécu à Éphèse jusqu’à l’époque de Trajan, ces deux faits s’enchaînent l’un à l’autre de manière à exclure absolument toute erreur de la tradition.
Si nous n’avions aucune donnée historique sur l’auteur du quatrième Évangile, a dit Credner, nous n’en serions pas moins conduits à un résultat positif par les indices que fournit le livre lui-même.
Tout dans son récit le démontre. Et d’abord, ce récit suit une chronologie tellement lumineuse que l’on voit à quel point la vie de Jésus est présente à l’esprit de celui qui la raconte. Non seulement les fêtes auxquelles Jésus assiste à Jérusalem, mais les jours et souvent les heures sont restés gravés dans le souvenir de l’auteur. Dès l’ouverture de sa relation, il fixe les événements de trois journées successives par ce mot : le lendemain (Jean 1.29 ; Jean 1.35 ; Jean 1.43). Ailleurs, il dit :
Mais, nous l’avons dit, ce sont les heures mêmes que l’auteur a retenues dans son souvenir. Il raconte sa première entrevue avec le Sauveur et il ajoute : Or c’était environ la dixième heure du jour (Jean 1.40) ; c’était la sixième heure (Jean 4.6) ; hier à la septième heure (Jean 4.52). Il marque encore de diverses manières les temps et les moments : Nicodème vint de nuit vers Jésus (Jean 3.2) ; quand le soir fut venu (Jean 6.16) ; or il était nuit (Jean 13.30) ; or c’était le matin (Jean 18.28). Ou bien ce sont des noms propres que le témoin oculaire n’a pas oubliés : Nicodème, Nathanaël, Malchus ; il sait que l’un des hommes qui questionnaient Pierre, au moment de sa chute, était parent de ce Malchus (Jean 18.26) ; ou encore, ce sont certaines paroles de Jésus qu’il fallait avoir entendues pour les répéter ; ainsi, cet ordre abrupt au milieu d’un discours : Levez-vous, partons d’ici (Jean 14.31). Comme l’auteur avait tout vu et entendu, il a retenu jusqu’au nombre des objets : Il y avait là six vases en pierre et chacun d’eux contenait deux ou trois mesures (Jean 2.6) ; Nicodème apporte cent livres de parfum (Jean 19.39) ; les disciples étaient à deux cents coudées du rivage ; leurs filets contenaient cent cinquante-trois poissons (Jean 21.8 ; Jean 21.11). Et, à côté de ces détails, se trouvent de grandes scènes décrites d’une manière si actuelle et si vivante que le lecteur croit y avoir assisté : la maladie et la résurrection de Lazare (11), le dernier repas de Jésus avec ses disciples (13), le procès du Sauveur devant Pilate (18 et 19), sa résurrection et son apparition à Marie-Madeleine (20). Enfin l’auteur rapporte des expériences intimes qui ne pouvaient être connues que de celui qui les avait faites : le disciple que Jésus aimait, au matin de la résurrection, accourant au tombeau, le trouve vide, sur quoi le narrateur ajoute ces deux mots : Et il vit, et il crut (Jean 20.8). Si ce narrateur n’était pas Jean, comment saurait-il que ce fut à ce moment précis que la foi en la la résurrection du Sauveur naquit dans l’âme de ce disciple ? La conclusion qui s’impose à tout homme non prévenu, c’est celle-ci, que nous empruntons à M. Godet :
Autant de traits de précision, dit M. Renan, qui se comprennent parfaitement si l’on y voit des souvenirs de vieillard, d’une prodigieuse fraîcheur ; mais, ajouterons-nous, qui deviennent repoussants, dans une narration aussi grave, s’ils ne sont que des traits fictifs destinés à cacher le romancier sous le masque de l’historien. Un profane charlatan pourrait seul se faire ainsi un jeu de la personne et du caractère des acteurs les plus connus du drame évangélique et de la personne du Seigneur lui-même.
De tout temps, l’Église a compris dans ce sens la grande parole qui termine le prologue de cet Évangile : Et la Parole est devenue chair, et elle a habité parmi nous ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire telle qu’est celle du Fils unique venu du Père. En présence d’une déclaration si claire, Baur et son école s’étaient vus forcés d’accuser l’auteur inconnu de l’Évangile d’une sorte de fraude littéraire : il aurait voulu se donner les apparences d’un apôtre. Aujourd’hui on s’efforce de spiritualiser et de généraliser cette parole. On lui prête un sens mystique, que tout chrétien peut s’approprier. C’est ce qui ressort clairement, dit-on, de l’histoire de Thomas et de ces mots qui en sont la conclusion : Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! L’auteur oppose à la vue, à l’expérience sensible, la foi qui saisit l’invisible et qui seule a du prix. Il en est de même du témoignage par lequel s’ouvre la première épître : Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché…, nous vous l’annonçons. Le sens mystique de cette déclaration ressort d’autres paroles analogues qui suivent : Quiconque pèche n’a pas vu Dieu. (Harnack, o. c, page 676). Le défaut de cette argumentation est évident : Si Dieu est l’objet d’une perception spirituelle, il n’en résulte nullement qu’il ne se soit point manifesté en chair et qu’une telle manifestation ait été sans importance pour ceux qui en furent témoins. Si Jésus, au moment de quitter ce monde, a exhorté ses disciples à substituer aux relations extérieures qu’ils avaient eues avec lui des relations toutes spirituelles, il ne s’en suit pas que les premières aient été sans valeur. La vue spirituelle n’exclut pas la perception sensible, elle ne saurait l’annuler, elle la suppose au contraire et se fonde sur elle comme sur sa base indispensable. Et pour revenir à la déclaration du prologue, en niant que l’auteur s’attribue la qualité de témoin oculaire, on méconnaît la relation des trois grands faits historiques qui sont liés par la particule et : La parole est devenue chair, et elle a habité… et nous avons contemplé. Est-ce que le sens de ce dernier fait n’est pas clairement déterminé par les deux autres ? Il s’agit du Fils de Dieu devenu homme, habitant sur la terre ; qui peut dire : Nous l’avons contemplé, sinon ses disciples, qui ont vécu avec lui ? De plus cette interprétation méconnaît le développement du prologue tout entier. En effet, le verset 14 introduit un fait nouveau, c’est que la Parole faite chair a été contemplée et est devenue un objet d’expérience pour ceux qui ont été témoins de sa vie. Cette expérience sensible a une importance capitale pour l’évangéliste : c’est sur elle qu’il fait reposer toute sa narration (Comparez Beyschlag, article cité, pages 102-104).
Il est encore un autre passage où l’évangéliste se révèle comme témoin oculaire. Il vient de raconter qu’un soldat romain ouvrit d’un coup de lance le côté de Jésus ; il voit dans ce fait l’accomplissement d’une prophétie, et il ajoute : Et celui qui l’a vu en a rendu témoignage (par ce récit même, verbe au parfait), et son témoignage est véritable, et il sait qu’il dit vrai, afin que vous aussi, vous croyiez (Jean 19.35). Les mots : Il sait qu’il dit vrai… montrent avec la dernière évidence que c’est le témoin du fait qui tient la plume, car comme le dit justement M. Godet : On témoigne pour sa propre conscience, non pour celle d’autrui.
Nous trouvons enfin dans l’appendice de notre Évangile (Jean 21.24) une déclaration remarquable, soit qu’on l’attribue à l’auteur lui-même, soit qu’on la considère comme un témoignage rendu à son récit par les anciens de l’église d’Éphèse, qui, selon une antique tradition, l’avaient exhorté à écrire son Évangile. Chargés de publier ce livre, afin qu’il se répandît dans toutes les églises, les amis de l’apôtre l’accompagnent de l’attestation que c’est bien ce disciple qui l’a écrit, et que tous savent que son témoignage est vrai.
Il est un fait qui frappe tout lecteur attentif du quatrième Évangile : tandis que les autres disciples de Jésus qui figurent dans la narration sont désignés par leur nom, ni l’apôtre Jean ni son frère Jacques, qui faisaient partie du groupe des trois disciples privilégiés, ni Salomé leur mère ne sont jamais nommés. Les fils de Zébédée ne sont mentionnés que dans l’Appendice (Jean 21.2) et, dans cet unique passage, ils sont rangés à la fin de l’énumération des disciples. Par contre, il est un disciple de Jésus qui apparaît toujours voilé par quelque périphrase, appelé tantôt :
Or, si l’apôtre Jean est l’auteur de cet Évangile, tout esprit délicat comprendra fort bien qu’il s’enveloppe ainsi, lui et les siens, d’ombre et de silence ; il ne pouvait ni ne voulait, dans un tel récit, écrire son nom à côté de celui du Sauveur, et bien moins encore dire je et moi. Mais si l’on suppose ce livre écrit par un autre que Jean, comment expliquer qu’il ait introduit dans son récit un disciple auquel il assigne le rapport le plus intime avec le Maître, et dont pourtant il affecte de ne jamais prononcer le nom ?
Nous savons bien que l’on a vu précisément dans ce titre caractéristique le disciple que Jésus aimait une preuve que l’Évangile n’est pas de Jean : se désigner ainsi, dit-on, serait, de la part de ce disciple, une orgueilleuse présomption et la condamnation morale d’un apôtre vaniteux (Keim). M. Sabatier a repris la même accusation, en l’étendant à toute l’attitude que notre Évangile prête au disciple anonyme. Si celui-ci est un avec l’auteur du récit, on pourrait s’étonner à bon droit du rôle qu’il se donne dans sa narration, de la supériorité d’intelligence et de foi qu’il s’attribue sur tous ses compagnons. Il serait difficile de mettre l’humilité parmi ses vertus (Encyclopédie Lichtenberger, VII, 192). Ceux qui liront notre Évangile sans opinion préconçue auront peine à souscrire à ce jugement. Les faits que M. Sabatier allègue pour le justifier ne sont pas probants. Pierre, dit-il, a besoin de passer par l’intermédiaire de Jean pour arriver au maître : et il cite Jean 1.41, où ce n’est pas Jean, mais André, frère de Simon Pierre, qui sert d’intermédiaire à celui-ci, et Jean 13.24, où Jean, qui se trouve placé à côté de Jésus, est tout naturellement chargé de lui poser la question dont Pierre a eu le premier l’idée. M. Sabatier fait encore à Jean un grief de son attitude devant le tombeau de Jésus, où il arrive le premier à la foi (Jean 20.4-8), et au bord du lac, où il est le premier à reconnaître le Seigneur (Jean 21.7). Mais si les faits se sont passés ainsi, y avait-il vraiment un tel manque de modestie à les rapporter en toute simplicité, et le critique ne se laisse-t-il pas égarer par son imagination, quand il parle d’une rivalité bien accusée entre les deux apôtres, qui frappe à la lecture de l’Évangile ? Quant au titre : le disciple que Jésus aimait, n’est-on pas tout aussi fondé à y voir l’humble expression de la gratitude de celui qui avait joui du bonheur immense d’être l’ami particulier de Jésus ? Seule une humilité maladive eût pu conduire l’apôtre à laisser ignorer à ses lecteurs cette circonstance si propre à leur inspirer confiance et à donner de l’autorité à l’exposé qu’il faisait de la pensée du Maître, d’autre part, on comprend fort bien par quel sentiment délicat, en évoquant ce souvenir de l’amitié de son Maître, qu’il ne pouvait rappeler sans la plus douce émotion, il tait son nom. L’expression de disciple que Jésus aimait se trouve d’ailleurs dans des récits où elle ne peut s’appliquer qu’à Jean, l’auteur de l’Évangile. Ainsi, le témoin oculaire des scènes de la crucifixion (Jean 19.35) doit être identifié, nous l’avons vu, avec l’auteur de l’Évangile ; or, il n’y avait qu’un seul disciple présent, celui que Jésus aimait (Jean 19.26) ; il se désigne donc lui-même par ce nom, et cela très naturellement dans cette circonstance touchante où Jésus lui confiait sa mère. Ainsi encore le disciple que Jésus aimait ne peut avoir été que l’un des trois confidents de Jésus, Pierre, Jacques et Jean (Matthieu 17.1 ; Marc 5.37 ; 14.33) ; or, dans le chapitre 21, il est nommé à côté de Pierre (Jean 21.20), et Jacques mourut de bonne heure de la main d’Hérode (Actes 12.1), tandis que le disciple aimé de Jésus parvint à un âge si avancé que le bruit courut qu’il ne mourrait pas (Jean 21.23). Ce disciple n’est donc autre que l’apôtre Jean. Et c’est de lui qu’il est attesté, dans la déclaration du verset 24, qu’il rend témoignage de ces choses et qu’il les a écrites.
Si les preuves historiques et internes de l’authenticité du quatrième Évangile sont telles que nous venons de les exposer, d’où vient l’opposition à laquelle elle se heurte dans l’esprit d’un grand nombre de critiques ? Quand on examine de près la nature de leurs objections, on reste convaincu que leur vraie raison pour refuser à Jean cet Évangile, est, au fond, toute dogmatique. On connaît le fameux syllogisme de Strauss relatif au miracle. Le miracle est, selon notre philosophie, impossible ; le Nouveau Testament raconte des miracles ; donc le Nouveau Testament n’est pas historique. Un raisonnement pareil se fait, d’une manière plus ou moins inconsciente, clans l’esprit de maints critiques de notre époque, à l’égard du quatrième Évangile. La vraie cause pour laquelle ils soutiennent que ce livre ne peut avoir été écrit par un apôtre, c’est qu’il renferme la vie d’un Christ incompatible avec leurs systèmes philosophiques.
Tous cependant n’obéissent pas à de tels préjugés. L’opinion qui attribue la composition du quatrième Évangile à l’apôtre Jean présente des difficultés qui arrêtent plus d’un critique exempt de parti pris. Nous allons les exposer aussi complètement que le permet la nature de cet ouvrage. Nous esquisserons ensuite les débats auxquels les problèmes soulevés ont donné lieu et les hypothèses auxquelles s’arrêtent ceux qui ne croient pas que l’Évangile ait été écrit par le fils de Zébédée. Nous indiquerons enfin les solutions qui paraissent les plus vraisemblables dans la supposition que notre Évangile est authentique.
Les objections faites à l’authenticité du quatrième Évangile peuvent être divisées en deux catégories : les unes sont tirées des caractères mêmes de cet écrit ; les autres portent sur la personne de son auteur présumé.
Elles apparaissent surtout quand on le compare aux trois premiers Évangiles. Lorsqu’on passe de la lecture des synoptiques à celle du quatrième Évangile, on se trouve transporté dans un autre monde ; on respire un autre air. Il semble impossible que des récits aussi différents se rapportent à une même vie et aient été inspirés par une même personnalité. Si les premiers nous présentent l’histoire vraie, le dernier nous offre cette histoire transformée par le narrateur sous l’influence de préoccupations théologiques. Est-il croyable que ce narrateur soit un apôtre de Jésus-Christ ? Les divergences sont particulièrement sensibles dans l’exposition historique, dans les discours prêtés à Jésus, dans l’idée même que les écrivains se font de la personne du Sauveur.
D’après les synoptiques, Jésus exerce pendant un temps indéterminé son ministère en Galilée et ne se rend à Jérusalem que pour y mourir. Le quatrième Évangile nous le montre se manifestant avec éclat dans le centre de la théocratie dès la première Pâque qui suivit son baptême, exerçant ensuite neuf mois durant dans la terre de Judée une activité semblable à celle de son précurseur ; revenant à Jérusalem dès le mois de mars, puis à la fête des Tabernacles en septembre, à celle de la Dédicace en décembre ; passant enfin les derniers mois de sa vie dans cette même contrée du Jourdain, où il avait commencé son ministère. Si le cadre est tout autre dans les deux récits, les faits rapportés ne diffèrent pas moins. Le quatrième Évangile ne parle ni du baptême de Jésus, ni de la tentation, ni de la transfiguration, ni de l’institution de la Cène, ni de l’agonie de Gethsémané. Et de plus il imprime aux quelques faits qu’il rapporte un caractère particulier. Il ne les raconte pas pour eux-mêmes mais pour la signification qu’il leur attribue. Parmi les miracles du Sauveur, il choisit les plus extraordinaires : l’eau changée en vin, les pains multipliés, la marche sur les eaux, la guérison d’un aveugle de naissance, la résurrection d’un mort déposé depuis quatre jours dans la tombe ; et il ne raconte pas ces actes avec la joie naïve de celui qui en a été témoin ; il les invoque comme des signes, des preuves de la divinité de Jésus, des témoignages de la puissance de celui qui est le Pain descendu du ciel, la Lumière, la Vie. Enfin on reproche à la narration johannique son manque de progression. Dès sa première rencontre avec ses disciples, Jésus se présente à eux comme le Fils de Dieu et eux le reconnaissent comme tel (Jean 1.50) ; tandis que dans les synoptiques ils ne parviennent à cette conviction qu’après un long développement (Matthieu 16.15-17). De même, dans Jean, Jésus affirme d’emblée ses prétentions messianiques et devient aussitôt l’objet de la haine des Juifs ; dans les synoptiques au contraire, il cache avec soin sa qualité de Messie, et l’hostilité ne se substitue que graduellement à l’enthousiasme premier.
Dans les synoptiques, Jésus s’exprime en de brèves sentences et revêt sa pensée de paraboles qui, par la merveilleuse netteté de leur dessin, se gravent dans le souvenir des plus simples. Il parle du royaume de Dieu, dont il résume la loi dans une morale toute pratique. Le quatrième Évangile lui met dans la bouche de longs discours, souvent abstraits et difficiles à suivre, qui ne répondent pas à la situation supposée ; ils dépassent l’intelligence des auditeurs, qui ne manquent jamais de se méprendre grossièrement sur leur sens (Jean 3.4 ; Jean 4.11 ; Jean 4.15 ; Jean 6.52, etc.). Ces discours, qui traitent tous de la personne divine de Jésus-Christ, ne forment, au fond, qu’un seul et même discours, dans lequel est développée l’idée de la Parole, telle que l’évangéliste l’expose dans son prologue. Enfin le style de ces discours est d’une monotone uniformité : que ce soit Jésus ou Jean-Baptiste qui parlent, ou que l’évangéliste intercale ses propres réflexions (Jean 12.36-50), c’est toujours le même langage, et ce langage présente une analogie frappante avec celui de la première épître de Jean.
Le Christ des synoptiques est un Christ vraiment humain. Il apparaît comme un petit enfant, né dans la crèche de Bethléhem ; s’il est appelé Fils du Très-Haut, c’est parce qu’il est conçu du Saint-Esprit (Luc 1.32-35) ; il grandit et se développe ; il parle peu de sa personne ; il affectionne le titre de fils de l’homme et ne s’appelle jamais directement Fils de Dieu ; il amène, par degrés, ses disciples à lui reconnaître cette qualité et se dérobe aussitôt à leurs hommages. Le quatrième Évangile nous présente un Sauveur qui était au commencement avec Dieu et qui était Dieu, qui affirme en toute occasion qu’il est descendu du ciel, qui scandalise ses interlocuteurs par des déclarations telles que celles-ci : Vous êtes d’en-bas ; moi, je suis d’en haut (Jean 8.23) ; avant qu’Abraham fût, je suis (Jean 8.58) ; moi et le Père nous sommes un (Jean 10.30).
Jean, le fils de Zébédée, ne peut avoir écrit un Évangile qui est affranchi de tout particularisme juif, et qui, par l’universalisme et la spiritualité de ses vues, dépasse les hardies conceptions de l’apôtre Paul lui-même. Le Jean historique, celui que nous révèlent les synoptiques et l’épître aux Galates, est un homme passionné, exclusif jusqu’au fanatisme (Luc 9.49-54). À la conférence de Jérusalem, où il est cité comme l’une des colonnes de l’église de cette ville, Paul semble le compter au nombre de ceux qui exigèrent la circoncision de Tite, et auxquels il dut résister énergiquement (Galates 2.1-6). Si nous admettons que l’apôtre Jean couronna sa carrière par un ministère prolongé à Éphèse, là encore nous nous trouvons en présence de deux faits qui paraissent incompatibles avec l’idée que cet apôtre aurait composé notre Évangile. Au second siècle, les églises d’Asie-Mineure célébraient la Pâque - probablement par un service de Cène, - le 14 Nisan, à la date où il était ordonné aux Juifs d’immoler l’agneau pascal, et où Jésus, suivant la tradition synoptique, institua la Cène, tandis que les autres églises la célébraient le jour de la résurrection de Jésus-Christ. Dans la controverse à laquelle cette divergence donna lieu, les chrétiens d’Asie-Mineure en appelèrent à la coutume des apôtres et notamment de Jean. Or si Jean commémorait le dernier repas pascal de Jésus et l’institution de la Cène le 14 Nisan, il n’est pas l’auteur du quatrième Évangile, puisque cet Évangile, selon la chronologie la plus vraisemblable, place le souper d’adieux de Jésus avec ses disciples au 13 Nisan et la mort du Sauveur au 14 (Jean 13.1, note). Enfin la tradition affirme que Jean écrivit l’Apocalypse lorsqu’il fut relégué à Patmos par Domitien, en 96. Si l’Apocalypse présente des analogies de style avec les autres écrits johanniques, elle est cependant trop imprégnée d’esprit judaïque pour qu’elle ait pu sortir de la même plume que le quatrième Évangile. Il est inadmissible que le même auteur ait composé, à la même époque, deux écrits aussi différents.
Telles sont les principales raisons qui ont amené, au cours de ce siècle, un grand nombre de critiques à contester que l’apôtre Jean soit l’auteur du quatrième Évangile. Baur et l’Ecole de Tubingue dénient à cet écrit toute valeur historique. Ils le considèrent comme un récit fictif, inspiré par des préoccupations théologiques et philosophiques. Ils fixent la date de son apparition entre 170 et 130. À leur suite, plusieurs historiens de la vie de Jésus ne tiennent pas compte des données de cet Évangile dans leur exposé du ministère du Sauveur, ainsi Strauss (Das Leben Jesu, 1864), Keim (Geschichte Jesu von Nazara, 1867-1872), P.-W. Schmidt (Die Geschichte Jesu, 1899). L’auteur d’une récente Introduction au Nouveau Testament porte ce jugement : On n’apprécie sainement le quatrième Évangile que si l’on y voit une fiction philosophique à tendance religieuse datant de la troisième génération chrétienne. Comme source de l’histoire du Christ incarné, il est presque sans, valeur. (A. Julicher, Einleitung in das Neue Testament, 1891, pages 258-259).
Cette conclusion radicale n’est cependant pas celle du plus grand nombre des critiques contemporains. Tout en refusant à l’apôtre Jean la, composition de l’Évangile, les uns sont amenés par leur sens historique à reconnaître la valeur de certaines indications contenues dans ce récit, d’autres se voient contraints par les témoignages des Pères à reculer la composition de l’Évangile jusqu’au commencement du second siècle, c’est-à-dire jusqu’à une époque trop rapprochée des origines pour avoir pu produire un récit entièrement fictif de la vie de Jésus. Quant à l’importance des éléments historiques, les estimations varient beaucoup, les-uns la réduisant à peu de chose, ou se refusant à toute conclusion arrêtée, d’autres adoptant sans hésiter le cadre chronologique du quatrième Évangile et les diverses rectifications que son auteur fait de la tradition synoptique. Mêmes divergences en ce qui concerne la personne de cet auteur ; les uns s’interdisent toute hypothèse ; d’autres affirment que l’Évangile a été publié à Éphèse par les disciples de l’apôtre, qu’il est sorti de son école et reflète plus ou moins fidèlement sa pensée ; d’autres désignent comme auteur le presbytre Jean, mais leur jugement varie selon qu’ils admettent ou non que le presbytre a été en rapport avec l’apôtre. Les représentants les plus éminents de la tendance que nous venons de caractériser sont MM. Weizsacker (Das apostolische Zeitalter, 1886), Renan (Appendice à la 13e édition de La Vie de Jésus, 1867), Reuss (La théologie johannique, 1879), Sabatier (article Jean, Encyclopédie, VII, 1879), H.-J. Holtzmann (Einleitung in das Neue Testament, 1885, et Handcommentar, 1893). Récemment M. Wendt (Die Lehre Jesu, 2 vol., 1886-1890) a développé une hypothèse intéressante. Il a cru reconnaître à la base du quatrième Évangile un recueil de discours du Seigneur semblable à celui que les critiques, sur le témoignage de Papias, attribuent à l’apôtre Matthieu sous le nom de Logia. Ces discours seraient, dans le quatrième Évangile, la part de l’apôtre Jean. Un rédacteur postérieur y aurait ajouté soit des renseignements historiques puisés dans les synoptiques et dans la tradition johannique, soit des considérations religieuses, aisément reconnaissables, parce qu’elles interrompent maladroitement le texte primitif du discours, et qu’elles trahissent une conception différente des œuvres et de la personne du Christ. M. Wendt cherche à reconstituer la source primitive ; il présente à l’appui de son hypothèse des considérations ingénieuses, sans toutefois réussir à produire la conviction chez le lecteur. Sa tentative n’échappe pas au jugement que M. Sabatier portait sur des idées semblables proposées plus anciennement déjà : Ces essais ne pouvaient réussir, condamnés à l’avance par la vivante et profonde unité de la composition. Y tracer à l’intérieur une ligne de démarcation, c’était vouloir déchirer la robe sans couture du Seigneur.
Le grand inconvénient du point de vue de ceux qui refusent à l’apôtre Jean la composition du quatrième Évangile, tout en admettant l’origine plus ou moins johannique de cet écrit, c’est qu’ils sont obligés de se débarrasser, par une exégèse arbitraire, des passages dans lesquels l’évangéliste se donne pour un témoin oculaire, ou de l’accuser de supercherie, quand il se fait passer pour le disciple que Jésus aimait et essaie de s’attribuer l’autorité d’un apôtre (Voir la réfutation très concluante que M. Beyschlag donne des vues de M. Harnack et de son explication des origines de l’Évangile à quatre faces, Studien und Kritiken, 1898, page 102 et suivantes). Se fondant principalement sur cette preuve interne, sur ce témoignage que l’Évangile rend de son auteur, beaucoup de commentateurs affirment que cet auteur est l’apôtre Jean. Thiersch, Ebrard, Bleek, Hase prirent la défense de l’Évangile contre les premières attaques de l’école de Tubingue. Parmi les auteurs plus récents, nous citerons M. Lulhardt (Der johanneische Ursprung, 1874 ; Das johanneische Evangelium, 2 vol., 1875), Keil (Commentar über das Evangelium des Johannes, 1881), B. Weiss (Leben Jesu, 1888 ; Einleitung in das Neue Testament, 1886 ; 8e édition du Commentaire de Meyer, 1893), Schlatter (Das Evangelium des Johannes, 1899) ; Th. Zahn, Einleitung in das Neue Testament, II, 1899 ; et en français les ouvrages de M. Frédéric Godet (Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, 3e édition en trois volumes, dont le premier est tout entier consacré à l’Introduction) ; G. Chastand, (L’apôtre Jean, 1888) ; Jules Bovon (Théologie du Nouveau Testament, 2e édition, 1893 et 1894).
Il nous reste à voir comment on peut résoudre les difficultés que soulève l’hypothèse de l’authenticité. Nous les reprenons dans l’ordre où nous les avons énumérées.
Le cadre chronologique propre au quatrième Évangile s’impose comme le plus naturel. Il n’est pas vraisemblable que le ministère de Jésus n’ait compté qu’une Pâque et se soit déroulé tout entier dans une année. Les synoptiques attestent que Jésus fit des séjours à Jérusalem, dont ils ne parlent pas (Matthieu 23.37 ; Matthieu 26.18 ; comparez Actes 2.22 ; Actes 10.39). Quant à l’omission, par le quatrième Évangile, de beaucoup de faits rapportés dans les synoptiques, elle s’explique tout naturellement, si l’on admet que l’auteur avait sous les yeux les trois premiers Évangiles : il a laissé de côté tel fait, même capital, de la vie de Jésus, soit parce qu’il n’avait rien à ajouter au récit des synoptiques, soit parce que le récit de ce fait ne rentrait pas dans le plan spécial de son écrit et ne concourait pas au but qu’il se proposait. Dans ce choix qu’il opère, il n’est pas, comme on l’a dit, dominé par la préoccupation exclusive de glorifier le Fils de Dieu, car, s’il ne raconte pas les scènes d’humiliation du désert et de Gethsémané, il garde le silence aussi sur la scène glorieuse de la transfiguration. Il a connu certainement les trois premiers Évangiles. Cela ressort, entre autres, de la note rectificative Jean 3.24, de la désignation de Béthanie comme bourg de Marie et de Marthe, sa sœur (Jean 11.1, allusion à Luc 10.38-42), du chez Anne premièrement (Jean 18.13). Or la position que l’écrivain prend à l’égard de ces Évangiles, les corrigeant à l’occasion et traçant un cadre de la vie de Jésus tout différent du leur, est une preuve d’authenticité, car, à la fin du premier siècle, seul un témoin oculaire et un apôtre avait l’autorité nécessaire pour contredire la tradition établie par des Évangiles qui circulaient dans les églises depuis des années. Un écrivain du second siècle aurait eu pour premier soin de se conformer à la teneur reçue de la biographie du Christ. Le reproche fait à la narration johannique d’attribuer à Jésus des actes d’un caractère invraisemblable, et qui ne seraient destinés qu’à démontrer certaines vérités abstraites, est peu fondé. Le miracle de Cana est en dehors du cadre des synoptiques ; il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils l’aient passé sous silence. La multiplication des pains est attestée par les quatre Évangiles. Quant à la résurrection de Lazare, le récit est marqué d’un accent de simplicité et de vérité qui frappe tout lecteur non prévenu. Le fait lui-même est du reste le nœud du drame qui se dénoue par la condamnation de Jésus. Enfin l’on exagère quand on accuse notre narration de manquer de progression. Sans doute la foi des disciples naît dès leur première rencontre avec Jésus (Jean 1.50), mais cette foi a grand besoin encore d’être affermie (Jean 2.11). Elle doit passer par une crise redoutable (Jean 6.66-71), qui est placée par le quatrième Évangile à la même époque où les trois premiers racontent la déclaration de Pierre (Matthieu 16.13 et suivants). Il en est de même de l’attitude des Juifs, qui est d’abord sympathique (Jean 2.23 ; Jean 3.2 ; Jean 6.14) et devient graduellement plus hostile (Jean 5.18 ; Jean 7.12 ; Jean 7.20 ; Jean 7.31 ; Jean 7.40 et suivants ; Jean 8.59 ; Jean 10.31).
Il faut avouer qu’à première vue ils diffèrent complètement de ceux qui nous sont conservés par les synoptiques. L’on est tenté de souscrire à ce jugement de M. Jülicher : Un Jésus qui aurait tenu tour à tour le langage de Matthieu 5-7 et celui de Jean 14-16 est une impossibilité psychologique. Après un examen attentif, cette différence apparaît moins grande cependant. On peut citer bien des déclarations de Jésus dans le quatrième Évangile qui ont leur équivalent dans les synoptiques, quand elles ne s’y retrouvent pas textuellement :
Autant de paroles caractéristiques du quatrième Évangile, dont l’authenticité est garantie par ces rapprochements. Mais la différence se montre dans le ton général et dans toute la teneur des discours. Il faut reconnaître que dans leur forme ils ont reçu l’empreinte de la personnalité de l’écrivain qui nous les a conservés. Cela paraît naturel, à la réflexion. Quand l’évangéliste écoutait Jésus ou son précurseur, il ne prenait pas de notes. Leurs discours n’ont été conservés que dans sa mémoire ; pendant soixante ans il les a médités et remédités. Quand il les a enfin mis par écrit, il nous a donné seulement la substance des enseignements qu’ils énonçaient. Est-il étonnant que ces résumés, qu’il a rédigés après un si long temps, soient marqués au coin de sa puissante individualité ? Ces discours n’en sont pas moins le fidèle reflet de la pensée du Maître. Ce serait une erreur de les considérer comme de libres compositions de l’évangéliste. Leur caractère historique est garanti par le fait qu’ils correspondent parfaitement, quoi qu’on en ait dit, à la situation donnée ; l’interprétation détaillée en fournira la preuve. Il était naturel qu’à Jérusalem, dans ses conflits avec les docteurs de la loi et les chefs de la théocratie, Jésus parlât avant tout de sa mission divine et que son enseignement prît le caractère d’une incessante controverse. Dans cette situation tendue, le témoignage qu’il devait se rendre à lui-même prenait des formes plus énergiques, un accent plus sévère ; il devenait aussi plus théologique, si l’on peut ainsi dire, partant moins populaire. (Frédéric Godet, Commentaire sur saint Jean, II, 390). Enfin n’est-il pas naturel aussi que dans ses derniers entretiens avec ses disciples, au moment des suprêmes adieux, il s’exprimât autrement que dans ses premiers enseignements aux populations ignorantes de la Galilée ? Ce qui montre enfin la valeur historique des discours et des entretiens que nous a conservés le quatrième Évangile, c’est qu’en les examinant de près on découvre, dans leur trame en apparence uniforme, un certain nombre de paroles caractéristiques, semblables aux brèves sentences des synoptiques, et qui, par leur tour original, révèlent leur authenticité. Ces paroles servent de texte aux développements qui les accompagnent. M. Sabatier les a heureusement appelées des clous d’or qui supportent les tentures du discours. On peut supposer qu’elles ont été les points de repère qui ont permis à la mémoire de l’évangéliste de retenir l’enseignement du Maître. Nous ne citerons que quelques-unes de ces déclarations qui portent la marque de Jésus ; elles ont été prononcées pour la plupart dans des situations qui devaient contribuer à les graver dans le souvenir : Jean 2.19 ; Jean 3.3 ; Jean 4.13 ; Jean 4.21 ; Jean 4.32 ; Jean 5.17 ; Jean 6.35-53 ; Jean 7.17 ; Jean 7.37 ; Jean 8.12 ; Jean 8.21 ; Jean 8.31-36 : Jean 8.56-58 ; Jean 14.2 ; Jean 14.9 ; Jean 14.18 ; Jean 14.28 ; Jean 16.32, etc. Remarquons aussi que les paraboles, si nombreuses dans les synoptiques, ne font pas entièrement défaut dans le quatrième Évangile, bien que le caractère moins populaire des enseignements qu’il rapporte eût suffi pour expliquer leur absence. Il faut être bien prévenu pour traiter de pâles allégories (Jülicher) les admirables similitudes du bon berger (chapitre 10), du cep et des sarments (chapitre 15).
Enfin une dernière considération nous montrera qu’il ne faut point exagérer la transformation que l’évangéliste a fait subir à la pensée du Maître. Elle est moins grande qu’il ne semble à première vue. On est frappé de ne pas trouver chez lui une notion, qui se rencontre à chaque page des synoptiques, celle de royaume de Dieu. Dans ceux-ci, tout l’enseignement de Jésus est rattaché à cette idée (Matthieu 5-7, 13, 18, 22, 24-25). Le terme de royaume de Dieu ne se lit qu’une fois dans le quatrième Évangile (Jean 3.3-5). Comme cette expression hébraïque n’était guère intelligible à des lecteurs grecs, peu familiarisés avec les prophéties de l’Ancien Testament, Jean lui a substitué le terme de vie éternelle. Mais a-t-il fait cette traduction - d’aucuns diraient trahison, - de son propre chef, sans y être du tout autorisé par le langage propre à Jésus lui-même ? Nullement. Jésus a certainement parlé de vie éternelle, et il a employé ce terme comme synonyme et équivalent de royaume des cieux ; c’est ce que prouve la comparaison de:
Cet exemple montre que Jean a beaucoup moins qu’on ne le croit prêté son propre langage à Jésus.
Il est faux d’opposer le Christ des synoptiques au Christ du quatrième Évangile en disant que le premier est le Christ homme, le second le Christ Dieu. Si la divinité du Christ est plus voilée dans les premiers Évangiles, elle apparaît cependant à chaque page et est nettement affirmée dans mainte déclaration. Toute l’éducation des apôtres aboutit à cette question suprême, que Jésus leur pose lui-même : Qui dites-vous que je suis ? Or si Jésus a pu les interroger ainsi à ce moment, c’est que les enseignements relatifs à sa personne avaient tenu dès le début une grande place dans ses entretiens avec eux (Matthieu 16.13 ; Marc 8.27 ; Luc 9.18). La réponse des disciples ne trahit aucune hésitation : Jésus est à leurs yeux le Christ, le Fils du Dieu vivant (Matthieu 16.16-17). Ce titre de Fils de Dieu, appliqué au Sauveur dans un sens absolu et qui lui est exclusivement propre, se rencontre du reste fréquemment dans les synoptiques (Marc 1.1 ; Matthieu 3.17 ; Marc 1.11 ; Luc 3.22 ; Matthieu 17.5 ; Marc 9.7 ; Luc 9.35 ; Matthieu 26.63-64 ; Marc 14.61-62 ; Matthieu 27.54 ; Marc 15.39 ; Luc 22.70 ; Marc 12.6 ; Luc 20.13 ; Matthieu 14.33). Mais la divinité du Sauveur ressort surtout, d’une manière indirecte, de maint trait de sa conduite :
Et, qu’on le remarque bien, c’est le Seigneur Jésus lui-même qui enseigne cela à ses disciples, c’est lui qui place ainsi le salut dans le dévouement à sa personne ; ce qui serait, de la part de tout autre, imposer aux hommes une véritable idolâtrie. Dans la grande scène du jugement (Matthieu 25), c’est lui qui sera le juge du monde ; et, pour préparer ce jugement, il enverra ses anges (Matthieu 13.41). C’est encore dans les Évangiles synoptiques que le Sauveur glorifié s’attribue la toute-présence (Matthieu 18.20), la toute-puissance (Matthieu 28.18), et qu’il donne aux siens cette précieuse assurance : Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des siècles. Nulle part, pas même dans le quatrième Évangile, il ne révèle la plénitude de sa divinité comme dans l’ordre suprême qu’il laisse à ses disciples : Baptisez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Matthieu 28.19). Enfin, deux d’entre les premiers évangélistes nous ont conservé ces paroles sublimes et profondes qu’on croirait écrites par Jean : Toutes choses m’ont été livrées par mon Père, et nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler (Matthieu 11.27 ; Luc 10.22). Certes, si le Christ du quatrième Évangile est un être divin, le Christ des trois premiers ne l’est pas moins.
Mais, d’autre part, serait-il vrai que le Christ du quatrième Évangile n’appartînt à notre humanité qu’en apparence ? Pour le prétendre il faut ne tenir aucun compte de la grande révélation que l’auteur de cet Évangile place en tête de tout son récit : La Parole est devenue chair (Jean 1.14). Et n’est-il pas vrai homme, l’un de nous, celui dont le corps fatigué cherche un peu de repos sur le bord du puits de Jacob ? (Jean 4.6) Ne partage-t-il pas avec nous ce trouble de l’âme, si douloureux dans les grandes épreuves ? (Jean 12.27) Il frémit en son esprit à la vue des ravages que la mort exerce sur notre humanité et des larmes qu’elle fait répandre (Jean 11.33). Des larmes, il en répand lui-même et il est impossible de ne pas reconnaître avec émotion sa complète humanité dans ces deux mots : Jésus pleura (Jean 11.35). Qui donc est-il enfin, celui qui souffre et meurt sur la croix ? L’homme semblable à nous. Non, il n’y a pas deux Christ dans le Nouveau Testament ; le Christ des synoptiques et le Christ de Jean sont un seul et même Christ, Fils de Dieu et Fils de l’homme, le Sauveur du monde. Seulement, ce sont deux côtés du même être qui se complètent nécessairement l’un l’autre. La vie, à la fois divine et humaine, de Jésus-Christ est trop grande, trop élevée, trop riche pour qu’aucun homme pût la concevoir et la décrire tout entière. Chacun des évangélistes en a reçu l’impression et s’est efforcé de refléter quelques rayons de sa gloire. De là, entre eux, les diversités qui trouvent leur harmonie dans l’unité vivante de la grande figure de l’Homme-Dieu.
Nous répondrons brièvement qu’il ne faut pas exagérer les tendances judaïsantes du fils de Zébédée. Il n’avait pas passé deux ans et demi dans la société intime de Jésus sans que ses idées eussent été modifiées. Il dut sans doute subir une transformation profonde pour en arriver à concevoir et à écrire notre Évangile ; mais cette transformation n’a rien d’impossible pour qui croit à l’action effective de l’esprit de Dieu. Dans le passage Galates 2.1-6, Jean n’a pas l’attitude intransigeante qu’on lui attribue. Paul ne dit pas que ce furent les Douze qui exigèrent la circoncision de Tite ; c’est aux faux frères qu’il dut résister ; et il ajoute (verset 9) : Ayant reconnu la grâce qui m’avait été accordée, Jacques, Céphas et Jean… me donnèrent… la main d’association. L’homme qui reconnaissait la grâce accordée à l’apôtre des gentils, qui lui tendait la main d’association et voyait avec joie l’Évangile du salut gratuit annoncé aux païens, peut-il être taxé d’étroitesse judaïque ? Comme les douze, il pratiquait encore la loi ; mais, quand la ruine de Jérusalem lui eut donné le signal de l’abrogation des institutions théocratiques, et après qu’il eut vécu de longues années au sein des églises d’Asie-Mineure, fondées par Paul et héritières de son esprit, ne pouvait-il pas être parvenu au point de vue universaliste et spirituel que suppose son Évangile ? M. Bovon a caractérisé ce développement de l’apôtre dans une page qui nous paraît témoigner d’une observation psychologique très juste, d’après lui le rôle effacé de Jean, dans la première moitié de la période apostolique, s’expliquerait par la lutte que se livraient dans l’âme de ce disciple le vieil esprit judaïque et les germes de spiritualisme qui y avaient été implantés par les paroles de Jésus (Théologie du Nouveau Testament, I, pages 162-166).
La difficulté suscitée par la dispute au sujet de la fête de Pâque peut se résoudre aisément, même si l’on n’admet pas avec Wieseler, Tholuck, Ebrard, Luthardt, Zahn et notre première édition que le quatrième Évangile, d’accord avec les synoptiques, place la mort de Jésus au 15 Nisan et le dernier repas au 14. On peut choisir entre deux suppositions :
Quant à l’objection que l’on tire de l’Apocalypse contre l’authenticité du quatrième Évangile, nous n’entrerons pas ici dans cette question complexe. Nous renvoyons à notre Introduction à l’Apocalypse, volume IV du présent ouvrage (Comparez aussi l’Introduction de M. Godet à son Commentaire sur saint Jean, 3e édition, page 310 et suivantes).
Malgré toutes ces objections, nous croyons à l’authenticité de notre Évangile ; il se rendra toujours témoignage à lui-même, pour tout esprit non prévenu et pour tout cœur droit. Aussi aimons-nous à conclure par ces paroles du premier exégète de notre époque, H.-A.-W. Meyer : La preuve interne de l’origine apostolique de ce livre nous est fournie, avant tout, par son caractère grandiose et idéal : il se présente à nous comme l’Évangile spirituel (Clément d’Alexandrie) ; revêtu de tant de simplicité, de profondeur et de vérité, qu’il paraît impossible de le considérer comme une fiction, et d’y voir une composition tardive, surtout si on le compare aux productions des écrivains chrétiens du second siècle. Une telle création, qui n’imite en rien les premiers Évangiles, n’est pas d’un poète postérieur, mais bien d’un témoin oculaire, donnant ce qu’il a reçu. On y sent battre « le cœur de Christ », selon le nom qu’Ernesti a si justement donné au livre lui-même. (Handbuch über das Evangelium das Johannes, Introduction de la 4e édition, page 22).
Quel a été le but de Jean en écrivant son Évangile ? Les exégètes ont fait à cette question des réponses très diverses, d’abord, comme il est évident que l’apôtre a connu les trois premiers Évangiles et les suppose partout (Jean 2.12 ; Jean 3.24 ; Jean 11.1 ; Jean 11.2 ; Jean 18.24), comme cependant il ne rapporte qu’un très petit nombre des faits racontés par eux, et se plaît à puiser dans son souvenir des matériaux différents, beaucoup de commentateurs, depuis les Pères de l’Église jusqu’à nos jours, ont pensé que le but de Jean était de compléter les récits de ses devanciers, d’autres, lui attribuant une intention polémique, croient qu’il a voulu réfuter des erreurs qui déjà s’étaient introduites dans l’Église. Et, quant aux adversaires de la vérité qu’il aurait eus en vue, l’imagination des Pères, comme des savants modernes, s’est exercée à découvrir dans notre Évangile des coups dirigés contre toutes les hérésies alors existantes. Cérinthe, les gnostiques, les docètes, les ébionites, les disciples de Jean-Baptiste, etc., auraient eu tour à tour l’honneur d’être combattus par l’apôtre. Quant aux auteurs qui, ne voyant dans notre Évangile qu’un traité de théologie, attribuent à Jean un but purement spéculatif, ils méconnaissent le caractère historique de son écrit. Nous n’avons pas à tenir compte de leur point de vue. Mais qu’y a-t-il de vrai dans les deux premières assertions ? Compléter les Évangiles synoptiques, serait-ce là le but que Jean s’est proposé ? Peut-être, si l’on entend par là qu’il a cherché à mettre en pleine lumière la révélation de la Parole éternelle en la personne de Jésus-Christ, aussi bien que le côté le plus intime, le plus spirituel, le plus profond de son enseignement. Mais non, si l’on prétend qu’il a voulu seulement combler les lacunes des autres ; car jamais alors son Évangile n’aurait atteint la vivante et harmonique unité qui le distingue, et d’ailleurs l’auteur n’aurait pas répété certains faits déjà racontés par les synoptiques (Jean 1.23 et suivants ; Jean 4.44 ; Jean 6.1-22 ; 12.1 et suivants ; Jean 13.21 et suivants ; Jean 18.15 et suivants). Des intentions polémiques se trouvent certainement dans la première épître de Jean ; mais si elles existent aussi dans notre Évangile, elles ne s’y produisent que très indirectement, à moins que, selon l’observation de Néander, ce soit faire de la controverse que de réfuter des erreurs par une exposition lumineuse de la vérité.
Pourquoi d’ailleurs discuter si longuement le but que s’est proposé l’évangéliste, quand il l’a lui-même désigné de la manière la plus claire ? En terminant son Évangile (Jean 20.30 ; Jean 20.31), l’auteur affirme deux choses :
Tel est le but grand et saint que s’était proposé l’apôtre, et ce but ressort, en effet, de chaque page de son Évangile. Il raconte, dit M. Godet, l’histoire du développement de sa propre foi et de celle des autres apôtres depuis le jour où les deux disciples de Jean-Baptiste ont reconnu en Jésus le Christ (chapitre 1), jusqu’à celui où Thomas l’a adoré comme son Seigneur et son Dieu (chapitre 20). Ce sont là le point de départ et le point d’arrivée. Le récit compris entre ces deux termes ne fait que conduire de l’un à l’autre ; et ce fait seul suffit à nous éclairer sur son but (Commentaire, I, page 361).
Il serait inutile de rapporter ici les nombreux essais faits par les commentateurs pour se rendre compte de la marche suivie par l’évangéliste, d’abord, on a cherché son dessein dans des traits extérieurs de son livre, comme la chronologie, les lieux où Jésus exerçait son ministère, et surtout les diverses fêtes auxquelles il assistait à Jérusalem. De Wette le premier a compris que l’évangéliste suit un plan déterminé par les faits intérieurs. Son but, on vient de le voir, était de produire la foi au Sauveur. En conséquence, tout son récit se meut entre les deux termes de ce grand contraste, la foi et l’incrédulité ; la foi de ceux qui embrassaient avec confiance et amour le Sauveur qui s’offrait à eux, l’incrédulité de ceux qui le repoussaient. Ainsi se vérifie, dès le prologue et à travers tout le récit, cette pensée redoutable exprimée par l’apôtre Paul : l’Évangile est aux uns une odeur de vie pour la vie, aux autres une odeur de mort pour la mort (2 Corinthiens 2.16).
Quelle que soit donc la division de l’Évangile qu’on adopte, toujours on verra se reproduire, à chaque page, ce grand contraste. Tout le livre pourrait se résumer en ces trois grandes parties : le Fils de Dieu se manifestant :
Mais, pour obtenir une vue d’ensemble plus détaillée, nous le diviserons de la manière suivante :
Bien que cette analyse diffère en divers points de celle de M. Godet, nous pouvons conclure avec ce savant, notre ami, que nous avons souvent l’occasion de citer :
Cet exposé suffirait pour écarter toute hypothèse contraire à l’unité de l’écrit. Le quatrième Évangile est bien, selon l’expression de Strauss, la robe sans couture sur laquelle on peut jeter le sort, mais qu’on ne saurait partager. C’est le tableau admirablement gradué et nuancé du développement de l’incrédulité et de la foi à la Parole faite chair.