L’épître est adressée à des affligés, qui sont invités à regarder comme un sujet de pure joie les épreuves diverses auxquelles ils peuvent être exposés (1.2), à chercher auprès de Dieu la sagesse qui leur permettra de se bien conduire dans les diverses conditions où ils se trouvent (1.5-11). Pauvres pour la plupart, ils ont à endurer l’oppression et les persécutions des riches (2.5-7 ; 5.1-6). Mais qu’ils prennent patience, l’avènement du Seigneur est proche ! (5.7-11) L’auteur n’a pas seulement pour but de consoler ses lecteurs, il les reprend et les censure énergiquement : leur piété est superficielle ; il se bornent à écouter la parole de Dieu et négligent de la mettre en pratique (1.22 et suivants) ; ils se glorifient à tort de posséder la foi au vrai Dieu, s’imaginant être sauvés par elle et oubliant qu’elle doit, pour être efficace, produire les œuvres de la charité (1.27 ; 2.14-26). Enclins aux péchés de la langue, ils s’érigent volontiers en docteurs, obéissent à un esprit de dispute et médisent les uns des autres (1.26 ; 3.1-18 ; 4.11-12). Leur foi en Jésus-Christ, le Seigneur de gloire, ne les a pas affranchis des considérations de personnes ; ils se montrent obséquieux à l’égard des riches (2.1-7). L’amour du monde et les passions charnelles dominent dans leurs cœurs, créent des divisions entre eux et les rendent infidèles à Dieu (4.1-10). Dans leur désir de s’enrichir, ils oublient que leur vie est fragile (4.13-17) ; ils amassent des trésors périssables, quand le Seigneur va venir, et, pour cela, ils frustrent leurs ouvriers du salaire qu’ils leur doivent (5.1-6).
Ceux à qui ces reproches sont adressés sont pourtant des chrétiens. L’auteur se présente à eux comme un serviteur de Jésus-Christ (1.1) ; il les appelle, à mainte reprise, ses frères, et leur parle de leur foi en notre Seigneur Jésus-Christ glorifié (2.1). Il les exhorte à recevoir avec douceur la parole qui a été plantée en eux (1.21), et leur dit que Dieu, parce qu’il l’a voulu, nous a enfantés par la parole de vérité (1.18), expressions qui ne peuvent s’entendre que de la prédication de l’Évangile. Enfin quand, dès le début, les lecteurs sont invités à regarder comme un sujet de pure joie les diverses épreuves auxquelles ils peuvent être exposés, la foi chrétienne est seule capable de produire en eux cette œuvre de la patience, par laquelle ils seront parfaits et accomplis (1.2-4).
Ces paroles sont adressées à tous ceux qui recevront la lettre. On a supposé à tort deux catégories de lecteurs, des chrétiens décidés, auxquels l’auteur rappellerait leurs privilèges et apporterait des consolations, et des inconvertis qu’il reprendrait dans le langage sévère d’un prophète de l’ancienne Alliance (5.3-5). Si l’on a trouvé que certains de ses blâmes ne pouvaient s’appliquer à des disciples de Jésus-Christ (1.13-22 ; 2.1-4, 19 ; 3.9 ; 4.3-13 ; 5.1-6), on oubliait qu’il écrivait, très probablement, à des hommes convertis depuis peu, chez lesquels l’Évangile n’avait pas porté tous ses fruits et qui n’avaient pas encore dépouillé le vieil homme, le Juif formé à l’école du pharisaïsme (Ceux qui attribuent aux destinataires de la lettre un christianisme dégénéré, signe d’une époque de décadence commettent une semblable erreur). La teneur générale de l’épître semble prouver, en effet, que ses destinataires étaient des judéo-chrétiens. Ils n’étaient encore que très imparfaitement séparés de leurs compatriotes au milieu desquels ils vivaient. Les riches qui les oppriment sont des Juifs non convertis, puisqu’ils blasphèment le nom de Jésus-Christ et les tribunaux devant lesquels ils les traînent sont les tribunaux des synagogues (2.6-7). Enfin, le riche qui reçoit un accueil si flatteur dans la synagogue des chrétiens, paraît être, d’après 2.5 et suivants, un personnage étranger à l’Église, venu par curiosité. Mêlés ainsi à leurs compatriotes, les nouveaux convertis subissaient encore leur influence. L’éducation qu’ils avaient reçue laissait leurs âmes marquées d’une empreinte difficile à effacer. Est-il étonnant qu’ils méritassent les reproches que Jésus faisait aux pharisiens et à leurs disciples ? Ils se trouvaient encore à moitié chemin entre le judaïsme et le christianisme. Ils étaient doubles d’âme, selon l’énergique expression de l’auteur, soit dans leur foi hésitante et incapable de saisir la sagesse de Dieu (1.5-8), soit dans leurs affections partagées entre Dieu et le monde (Jacques 4.8). Jacques leur écrit pour les amener à plus de décision, à une vie chrétienne plus conséquente. Il les y engage par de brèves exhortations, qu’il formule impérativement, sans les grouper suivant un plan rigoureux.
Aucune épître du Nouveau Testament n’est aussi dépourvue d’exposés de doctrine. Même quand l’auteur parle du rapport de la foi et des œuvres (2.14-26), il ne formule pas une théorie de la justification ; il presse d’agir des chrétiens portés à négliger l’obéissance morale, la charité, et à puiser dans leurs croyances une fausse sécurité. La personne et l’œuvre de Jésus-Christ ne tiennent aucune place dans ses exhortations. Aucun trait de sa vie n’est rappelé ; des hommes de l’ancienne Alliance sont proposés en exemple (5.10, 11, 17, 18). Le Saint-Esprit n’est pas nommé.
En tête de l’épître se lisent ces mots : Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, aux douze tribus qui sont dans la dispersion. Cette suscription pose deux problèmes :
1°) L’auteur. Deux apôtres de Jésus-Christ portaient le nom de Jacques (Matthieu 10.3 ; Marc 3.17-18 ; Luc 6.14-15 ; Actes 1.13) : Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean, qui fut mis à mort par Hérode en 44 (Actes 12.2), et Jacques, fils d’Alphée, surnommé le Mineur ou le Petit (Marc 15.40). Le Nouveau Testament mentionne un troisième Jacques, frère de Jésus (Matthieu 13.55 ; Marc 6.3 ; Galates 1.19 ; 2.9-12 ; Actes 12.17 ; Actes 15.13 ; Actes 21.18 ; 1 Corinthiens 15.7). On a prétendu, il est vrai, que ces deux derniers étaient un seul et même personnage. Le principal argument invoqué en faveur de leur identification, c’est que Luc nomme, dans le premier chapitre du livre des Actes (1.13), les deux apôtres qui portaient le nom de Jacques, qu’il raconte (12.2) la mort du fils de Zébédée, et fait intervenir dans la suite de son livre (12.17 ; 15.13 ; 21.18) un Jacques qu’il ne désigne pas autrement, qui devait donc être, dans sa pensée, le fils d’Alphée, mentionné au commencement de l’ouvrage. On peut toutefois écarter cette objection, sans même accuser Luc de négligence. Au début de son récit, le nom du fils d’Alphée figure seulement dans la liste des apôtres. S’il n’est plus question de lui dans la suite, c’est que, comme la plupart des douze, il n’a pas joué un rôle marqué dans la fondation de l’Église. Et si Luc, après avoir raconté la mort du fils de Zébédée (12.2), met en scène un autre Jacques (12.17), sans le présenter à ses lecteurs comme le frère du Seigneur, c’est qu’il jugeait cette indication inutile ; leur pensée devait se porter sans aucune hésitation sur l’homme bien connu qui avait occupé longtemps la première place dans l’Église de Jérusalem.
D’ailleurs, l’identification de l’apôtre Jacques, fils d’Alphée, avec le frère du Seigneur se heurte à l’affirmation du quatrième Évangile (Jean 7.5) que les frères de Jésus ne croyaient pas en lui, et cela six mois avant sa mort, tandis que Jésus avait fait le choix de ses douze apôtres dans la première période de son ministère. Il ressort aussi de diverses remarques des synoptiques (Marc 3.21, 31-35) que les frères de Jésus n’étaient pas au nombre de ses disciples. Enfin, dans Actes 1.14, ils sont nettement distingués des apôtres. Aussi la très grande majorité des historiens se prononcent-ils aujourd’hui contre l’identification du fils d’Alphée et du frère du Seigneur.
S’il faut distinguer Jacques, fils d’Alphée, et Jacques, frère du Seigneur, c’est ce dernier qui est nommé en tête de notre épître. Le fils d’Alphée n’a joué aucun rôle dans l’histoire. Au contraire, le frère du Seigneur, par son caractère et sa vie, par la place qu’il a occupée, par l’autorité dont il jouissait chez les judéo-chrétiens et même chez les Juifs, répond à l’idée que l’épître elle-même nous donne de son auteur. Même s’il ne l’a pas écrite, celui qui l’a composée a voulu placer sa lettre sous le patronage de cet homme célèbre (Fargues, Introduction au Nouveau Testament, attribue l’épître au fils d’Alphée, estimant que cette hypothèse explique le silence des Pères, difficile à comprendre si l’auteur avait été la colonne de l’Église de Jérusalem).
Jacques était le propre frère de Jésus, fils de Joseph et de Marie, et non pas seulement son demi-frère, issu d’un premier mariage de Joseph, ou son cousin germain, fils d’une sœur de Marie, comme on l’a prétendu de bonne heure dans l’Église pour des raisons dogmatiques. Nous ignorons à quel moment il reconnut son frère aîné pour le Christ. Ce fut probablement peu avant de le voir expirer sur la croix. Jésus ressuscité l’honora d’une apparition particulière (1 Corinthiens 15.7). Jacques eut bientôt une influence prépondérante au sein de l’Église de Jérusalem (Actes 12.17). Paul le nomme, à côté de Pierre et de Jean, comme l’une des colonnes de l’Église (Galates 2.9). Il exerça une action décisive sur la conférence de Jérusalem (Actes 15.13 et suivants). Son autorité et la crainte qu’il inspirait se montrent dans l’attitude équivoque prise par Pierre et les autres chrétiens d’origine juive à Antioche (Galates 2.11-12). Quand Paul vint pour la dernière fois à Jérusalem, il alla le saluer comme chef de l’Église judéo-chrétienne (Actes 21.18). Même chez les Juifs, Jacques avait un grand renom de sainteté et était entouré de respect. Il portait le surnom de Juste, d’après Josèphe (Antiquités judaïques XX, 9, 1), le souverain sacrificateur Ananus profita de la mort du procurateur Festus, en 62, pour faire condamner Jacques et quelques autres à la lapidation. Eusèbe (Histoire Ecclésiastique II, 23) nous a conservé un récit d’Hégésippe, historien chrétien du milieu du second siècle ; d’après ce récit, Jacques aurait été précipité du faîte du temple pour avoir déclaré que Jésus était le Messie, et, tandis qu’il priait pour ses bourreaux, il aurait été lapidé, puis, finalement, assommé par un foulon. Hégésippe ajoute qu’aussitôt après le meurtre du Juste, Vespasien attaqua les Juifs, ce qui fut regardé comme le châtiment de ce crime. Si cette indication est exacte, elle reporterait la mort de Jacques quelques années plus tard que la date fournie par Josèphe.
2°) Les destinataires. À qui l’auteur s’adressait-il en écrivant aux douze tribus qui sont dans la dispersion ? (1.1) Ce n’était pas au peuple d’Israël dans son ensemble, ni aux ressortissants des douze tribus qui vivaient encore dispersés parmi les nations, car il ne pouvait prétendre être accueilli par eux comme serviteur du Seigneur-Christ. Les uns pensent qu’il entendait par cette expression le peuple de Dieu sous la nouvelle Alliance, tous les chrétiens sans distinction d’origine (Comparez Apocalypse 7.4 ; 14.1 ; 1 Pierre 1.1), d’autres, considérant le caractère particulier de l’épître, restreignent l’application du terme aux chrétiens d’origine juive. Si l’on trouve que la dénomination les douze tribus est trop générale pour être limitée à cette classe de chrétiens, on peut supposer que l’épître date d’un temps où les judéo-chrétiens formaient encore la grande majorité dans l’Église. Quoi qu’il en soit, un examen attentif de l’épître montre que ses destinataires se trouvaient dans des circonstances assez spéciales. Celles-ci n’ont pu se rencontrer que dans des contrées voisines de la Palestine, où la population juive était particulièrement dense, se livrait à l’agriculture et était soumise à la juridiction des synagogues. Nous avons vu que les riches Israélites traînaient devant ces tribunaux leurs concitoyens pauvres devenus chrétiens, qui leur étaient doublement suspects, en leur qualité d’hérétiques et de schismatiques. Or nous savons que les Juifs avaient le droit d’exercer la justice sur leurs compatriotes là où ils étaient organisés en synagogue (Actes 9.2 ; Actes 22.19 ; Actes 26.11 ; 2 Corinthiens 11.24). Mais, pour qu’ils pussent par ce moyen persécuter les chrétiens, il fallait que les chrétiens fussent encore plus ou moins confondus avec eux. Ceux auxquels l’épître est adressée ne se livrent pas seulement au négoce (4.13), mais aussi à l’agriculture (5.4-7). Il y a parmi eux, ou parmi les riches Israélites qui vivent dans leur contrée, des propriétaires fonciers qui font cultiver leurs champs par des ouvriers. Il n’est pas fait mention d’esclaves. Enfin, ce qu’il faut surtout remarquer, l’auteur ne fait aucune allusion aux relations avec les païens et les chrétiens d’origine païenne. On a conclu de son silence qu’il s’adressait à des communautés composées seulement d’anciens Juifs. Ces divers indices ont conduit plusieurs critiques à placer dans la Syrie méridionale les Églises auxquelles Jacques écrit. On trouvera peut-être qu’avec une destination aussi précise et limitée, l’adresse de l’épître : Aux douze tribus qui sont dans la dispersion, paraît bien emphatique. L’intention de l’auteur, en appelant ainsi ces petites communautés, qui ne formaient dans le monde juif qu’une infime minorité, n’aurait-elle pas été de relever le courage de leurs membres, méprisés et persécutés par leurs orgueilleux compatriotes, en faisant d’emblée briller à leurs regards le glorieux privilège qu’ils avaient d’être le véritable Israël, le peuple élu de Dieu ?
Aucun autre livre du Nouveau Testament n’a été et n’est encore jugé de manières si différentes et placé à des époques si distantes. Les Pères de l’Église en parlent peu et expriment, à son sujet, leur incertitude. Origène est le premier à mentionner formellement la lettre qui circule sous le nom de Jacques (Commentaire sur saint Jean). Eusèbe la range en tête des écrits contestés, bien que reconnus de la plupart (Histoire Ecclésiastique, III, 25). Précédemment (II, 23), le même historien, après avoir raconté la mort de Jacques, le frère du Seigneur, ajoutait : On dit que la première des épîtres appelées catholiques est de lui ; mais il est vrai qu’elle est tenue pour apocryphe ; peu des anciens du moins l’ont mentionnée… Cependant nous savons que cette épître, comme les autres, est lue publiquement dans la plupart des Églises. Les Églises de Syrie, par contre, la reçurent de bonne heure. La Peschito la renferme, mais l’attribue au fils de Zébédée. Elle ne fut reconnue que tardivement en Occident. Jérôme encore, en parlant de Jacques, évêque de Jérusalem, cite l’épître qu’on lui attribuait, mais en rapportant ce doute, auquel il ne contredit pas : On prétend qu’elle a été écrite par quelque autre sous son nom. (De viris illustr., II)
À l’époque de la Réformation, Erasme et Cajetan rappelèrent le témoignage peu favorable de l’antiquité. Luther rejeta l’écrit de Jacques, en l’appelant une vraie épître de paille. Son antipathie pour elle provenait de ce qu’il lui attribuait l’intention de combattre la doctrine paulinienne de la justification par la foi ; il lui reprochait aussi de garder le silence sur les grands faits du salut : la mort et la résurrection de Jésus-Christ, et l’action de son Esprit ; de ne faire autre chose que de pousser les gens aux œuvres de la loi, et de tout jeter sans ordre et pêle-mêle. Plus circonspect et plus équitable, Calvin répond, dans la préface de son commentaire, par des réflexions dans lesquelles le caractère propre de notre épître et son rôle dans le recueil sacré sont très justement définis : Encore aujourd’hui il y en a aucuns qui n’estiment pas qu’on la doive tenir pour Écriture authentique. Toutefois, … je la reçois volontiers… Quant à ce qu’on pourrait penser qu’il (Jacques) ne magnifie pas la grâce de Christ en telle sorte que doit faire un apôtre, certes la réponse est facile, à savoir que nous ne devons pas requérir précisément que tous traitent un même point de doctrine… Salomon s’arrête plus à former l’homme extérieur, à traiter les règles et préceptes concernant la vie politique… David est toujours sur le service spirituel de Dieu, le repos de la conscience, la miséricorde de Dieu et la promesse gratuite du salut. Cependant, cette diversité ne fait pas qu’en approuvant l’un, nous condamnions l’autre. Qui plus est, entre les évangélistes mêmes il y a si grande différence en la déclaration de la vertu de Christ, que si on fait comparaison des autres trois à Jean, à peine auront-ils des étincelles de cette grande lueur qui apparaît si évidemment en saint Jean. Et toutefois, nous les recevons tous quatre également.
Les savants contemporains sont plus que jamais divisés sur les questions de l’origine, de la date, de l’auteur et des destinataires, et même du caractère général de notre épître. Quatre opinions, fort divergentes, sont défendues avec conviction :
Il est difficile de choisir entre ces diverses hypothèses, et l’on ne saurait arriver à des conclusions absolument certaines sur l’origine d’une lettre qui ne mentionne aucun personnage ni aucun événement contemporains, et qui n’est elle-même mentionnée que tardivement et avec beaucoup d’hésitations par les écrivains ecclésiastiques.
Cette dernière circonstance ne nous paraît pas cependant fournir un argument décisif contre la composition de l’épître au temps des apôtres. Il est possible, en effet, qu’elle ne soit parvenue, malgré son adresse générale, qu’à un cercle restreint de judéo-chrétiens, et qu’elle soit restée sa propriété exclusive (Si l’on admet qu’ils habitaient la Syrie, cette supposition serait confirmée par le fait que l’épître apparaît d’abord dans la version syriaque). Quand, plus tard, elle se répandit dans l’Église, sa pauvreté doctrinale et, plus encore, son apparente polémique contre le paulinisme lui valurent d’être suspectée.
La comparaison de notre épître avec d’autres écrits des deux premiers siècles nous fournira-t-elle des indices sur son origine ? Les critiques qui la relèguent au second siècle insistent sur les analogies de fond et de forme qu’elle présente avec les écrits des Pères apostoliques, notamment avec la lettre de Clément de Rome et le pasteur d’Hermas. Mais il y a une différence profonde entre l’enseignement que nous présentent ces écrits et le point de vue de Jacques. Ils conçoivent le christianisme comme une nouvelle loi, une morale révélée ; mais cette loi, ils l’opposent à la loi de Moïse et à ses cérémonies (épître de Barnabas 2.6) ; ils désignent Jésus comme son auteur (Hermas, Simil. 5.5 et 6) ; tandis que, pour Jacques, la loi royale, la loi parfaite, c’est toujours la loi de Moïse, abstraction faite des cérémonies, c’est la loi de l’ancienne Alliance, éclairée à la lumière de l’Évangile, c’est le Décalogue résumé dans le commandement de l’amour (2.10-11). Les Pères apostoliques prêchent un nouveau légalisme, qui tend à l’ascétisme et qui diffère fort de l’accomplissement de cette loi parfaite que Jacques appelle la loi de la liberté. Loin d’enseigner que l’homme est régénéré par la parole de vérité, implantée en lui, ils croient à la régénération baptismale. Ils parlent souvent de Jésus-Christ et de son sang, tandis que Jacques garde au sujet de la rédemption un silence qui étonne. Enfin, nous sommes frappés du contraste que présentent leurs compositions prolixes avec la concision, la simplicité, l’originalité du style de Jacques.
C’est aussi à la priorité de notre épître qu’on doit conclure, nous semble-t-il, quand on la compare avec la première épître de Pierre. La plupart des critiques admettent que l’un des auteurs a connu et utilisé l’écrit de l’autre. Les rapports de pensées et d’expressions sont incontestables :
Le texte grec, mieux encore que la traduction, fait ressortir ces ressemblances. Quand on compare ces passages communs, on a plutôt l’impression que l’épître de Jacques est la composition originale. Le caractère secondaire et dépendant de la première épître de Pierre ressort aussi de la comparaison de cet écrit avec les épîtres de Paul aux Romains et aux Éphésiens.
Un indice plus concluant, quant à l’origine de notre épître, nous est fourni par ses rapports avec l’enseignement de Jésus. Elle renferme mainte pensée empruntée aux discours de Jésus dans les trois premiers Évangiles. On l’a fort justement appelée le sermon sur la montagne des épîtres. Mais, ces pensées du Maître ne sont jamais formulées dans les termes où nous les ont conservées les synoptiques. Elles proviennent d’une source originale ou des souvenirs personnels de l’écrivain :
Or, ne peut-on pas affirmer avec vraisemblance que si notre épître avait été composée au second siècle, à un moment où le type des paroles du Seigneur était depuis longtemps fixé par les Évangiles synoptiques, son auteur se serait borné à les citer dans la forme traditionnelle, n’osant pas les modifier au gré de sa fantaisie ?
D’autres raisons, qui ressortent de l’enseignement et du caractère général de l’écrit, s’opposent également à cette date tardive et nous obligent à remonter à une époque plus rapprochée des origines. C’est d’abord le caractère de judéo-chrétiens qu’on ne saurait, sans parti pris, refuser aux destinataires (Il a été mis en vive lumière par Spitta, qui a fait ressortir à quel point l’écrit de Jacques est imprégné de judaïsme). Or il n’existait plus, au second siècle, des communautés chrétiennes composées exclusivement d’anciens juifs, auxquelles pût être adressée une lettre écrite en grec. C’est ensuite ce que l’auteur dit et ne dit pas de Jésus-Christ. Il déclare que l’avènement du Seigneur est proche et exhorte ses lecteurs à l’attendre avec patience (5.7-8). Or cette espérance, qui tenait une si grande place dans la foi des premiers chrétiens, était bien affaiblie déjà au second siècle, d’autre part, l’auteur ne parle pas de la personne et de l’œuvre du Sauveur. Il ne suffit pas, pour expliquer son silence, de relever le fait qu’il n’écrit qu’une courte lettre, dans laquelle il n’a d’autre but que de faire entendre quelques exhortations relatives à la vie morale. La première épître de Pierre n’est pas plus longue, et son but pratique est aussi marqué. Cependant, elle est remplie de la personne et de l’œuvre de Christ. Ne faut-il pas voir dans cette étrange lacune de notre épître l’indication qu’elle a été composée en un temps où la prédication chrétienne se bornait à affirmer que Jésus était le Messie, le Seigneur qui devait revenir, où les convertis d’entre les Juifs puisaient seulement dans cette espérance un motif de redoubler de zèle pour obéir à la loi de Dieu, où ils n’avaient pas encore appris de Paul à envisager Jésus-Christ glorifié et vivant comme la source d’une vie toute nouvelle ? Prétendre que le problème christologique fut pour le christianisme primitif la question brûlante (Holtzmann, Einleitung, page 333), c’est, me semble-t-il, se faire une idée fausse de la foi des premiers chrétiens. La personne de Jésus-Christ n’occupa, dans leur vie et dans leur pensée, la place centrale que peu à peu, à la suite de tout un développement intérieur qui fut le fruit principal de l’enseignement de Paul. Les rapports de l’épître avec la première de Pierre et avec les discours de Jésus dans les synoptiques, son silence sur la personne du Sauveur, toutes ces raisons, qui rendent difficile de placer l’origine de l’épître au second siècle, ne sont pas favorables non plus à sa composition dans les dernières années de la vie de Jacques, c’est-à-dire à une époque où la première épître de Pierre allait paraître à Rome, où la forme des paroles du Seigneur était fixée dans la tradition synoptique et où la personne et l’œuvre de Christ avaient pris, sous l’influence de Paul, une importance telle, qu’un traité, même tout pratique, devait y faire quelque allusion.
Des considérations d’un autre ordre nous feraient incliner aussi vers l’opinion de ceux qui voient dans l’écrit de Jacques une œuvre indépendante du paulinisme et antérieure aux grandes épîtres de l’apôtre des gentils. Lorsqu’on examine attentivement le passage de Jacques sur la foi et les œuvres (2.14-26), on reconnaît qu’il ne contient pas une polémique dirigée contre l’enseignement paulinien de la justification par la foi (Galates 3 ; Romains 4). Si Jacques invoque l’exemple d’Abraham, auquel Paul en appelle également, s’il cite comme lui, mais pour l’interpréter dans un sens opposé, Genèse 15.6, il le fait avec une parfaite ingénuité ; il n’a pas l’air de soupçonner qu’on pût tirer de l’exemple allégué une autre conclusion, d’autres écrits juifs ou chrétiens (comparez 2.21-23, notes ; Hébreux 11.17) parlent de la foi d’Abraham dans le même sens que Jacques. C’est Paul qui présente une interprétation nouvelle du passage de la Genèse. La prétention d’avoir la foi sans les œuvres (2.14-18), que Jacques combat chez ses adversaires, n’a jamais été celle de Paul et de ses disciples (Comparez 2 Corinthiens 5.10 ; 1 Corinthiens 13.2 ; Romains 6.12-20). La foi qui justifie le pécheur a pour objet, dans l’enseignement de Paul, Jésus et son œuvre rédemptrice (Romains 3.22-25), ou Dieu qui a accompli notre salut en Christ (Romains 4.24-25) ; elle ne se sépare pas de la vie nouvelle ; elle est agissante par la charité (Galates 5.6). Si Paul conteste que les œuvres de la loi soient nécessaires pour justifier le pécheur (Romains 3.28), il entend par ce terme la circoncision et l’accomplissement des rites de l’ancienne Alliance. Jacques, au contraire, appelle œuvres les fruits de la vie morale, les manifestations de l’amour du prochain (2.8, 15, 16) ; et la foi à laquelle il dénie le pouvoir de sauver l’homme, c’est la simple croyance en Dieu, c’est une foi que les démons mêmes possèdent (2.19). Enfin, le verbe justifier n’a pas le même sens chez Jacques et chez Paul (2.21, note). Il est donc inadmissible que Jacques ait prêté à Paul les idées qu’il combat. Il ne pouvait se méprendre à ce point sur la doctrine d’un homme avec lequel il avait conféré à Jérusalem (Actes 15) et qu’il avait revu plus tard (Actes 21.18), à une époque où cette doctrine avait été formulée par lui avec la plus grande netteté dans les épîtres aux Galates et aux Romains. Même si Jacques n’eut jamais l’occasion de lire ces lettres, les données générales de l’enseignement de Paul devaient lui être assez connues pour qu’il n’ait pu commettre l’erreur qu’on lui prête en supposant qu’il avait l’intention de le combattre. On ne peut pas même prétendre qu’il s’élève contre l’abus qu’on pouvait faire des affirmations de l’apôtre des gentils, abus qu’il aurait redouté ou constaté déjà, et qu’il emploie les formules pauliniennes pour faire voir à quelles erreurs conduisait leur usage imprudent. Car, s’il connaissait la valeur de ces termes dans l’argumentation de Paul, il ne devait pas se donner les apparences ou d’avoir mal compris ou de travestir intentionnellement la pensée de l’apôtre. Avec la plupart des critiques qui placent notre épître au temps des apôtres, nous estimons donc qu’elle a été écrite avant les grandes épîtres de Paul. L’argumentation de Jacques est, pour les termes employés comme pour les idées, indépendante de celle de Paul. Leur coïncidence remarquable ne s’oppose pas à notre conclusion, car ces formules étaient en usage dans la théologie juive, où l’on peut supposer que les deux auteurs les ont puisées. Les prétentions illusoires que Jacques combat dans 2.14-26 pouvaient se rencontrer chez des chrétiens avant que Paul eût prêché la doctrine de la justification par la foi. Les Juifs déjà mettaient une confiance orgueilleuse dans leur connaissance du vrai Dieu, qui ne les empêchait pas de commettre diverses transgressions de la loi (Romains 2.17) ; ils fondaient l’assurance de leur salut sur leur qualité d’enfants d’Abraham et ne se souciaient pas de porter des fruits de repentance (Matthieu 3.8-9). Les chrétiens sortis du judaïsme avaient conservé cet esprit de présomption, et Jacques est obligé de leur déclarer que la foi en Dieu, sans les œuvres, est morte, sans utilité pour sauver. La question du rapport de la foi et des œuvres dut se poser avant la prédication de Paul parmi les païens, car, dès les premiers temps, la foi en Jésus-Christ fut annoncée par les apôtres comme le moyen du salut (Actes 2.38 ; Actes 4.12), et l’on dut se demander bientôt dans quelle relation cette foi, par laquelle le pécheur saisissait le pardon, se trouvait avec l’obligation d’observer les commandements de la loi. Avant que la pensée chrétienne abordât ce problème ardu, les rapports de la foi et des œuvres étaient l’objet des expériences de l’Église naissante. Dès le lendemain de la Pentecôte, le péché se manifesta dans son sein et elle compta, parmi ses membres, des hommes qui, tout en partageant la ferveur religieuse des premiers croyants, violaient les principes les plus essentiels de la loi de Dieu (Actes 5.1 et suivants). C’est à leurs successeurs, et aux sophismes par lesquels ils excusaient les déficits de leur conduite morale, que s’attaque l’auteur de notre épître.
Si rien dans le caractère général de l’épître ni dans ses enseignements ne nous paraît s’opposer à ce qu’on reporte sa composition à une époque peu éloignée des origines, nous ne saurions cependant la considérer comme un écrit juif qui aurait subi des interpolations de la main d’un chrétien. Ce que nous avons dit du contenu et des destinataires de notre lettre suffit pour mettre en évidence son inspiration chrétienne. Celle-ci ressort en outre :
Si l’épître a été écrite vers l’an 50 par un chrétien d’origine juive à des judéo-chrétiens de quelque contrée voisine de la Palestine, il n’y a pas d’objection péremptoire à admettre que le serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ, dont elle porte la signature, soit Jacques, le frère de Jésus. Le fait qu’il ne se donne pas ce titre est favorable à cette supposition, car un écrivain du second siècle, qui aurait voulu se faire passer pour le célèbre chef des judéo-chrétiens, se serait désigné plus clairement. On dit, il est vrai, que la teneur de l’épître ne répond guère à ce qu’on serait en droit d’attendre de ce strict observateur de la loi mosaïque, qui surveillait avec un zèle jaloux la conduite de ses collègues à l’égard des païens (Galates 2.12). Cette objection tombe, si l’on admet que l’épître fut adressée à des communautés entièrement composées de judéo-chrétiens. L’auteur connaît l’ardeur de ses frères à pratiquer les préceptes lévitiques : Si quelqu’un pense être dévot, leur dit-il ; et il les presse d’ajouter à leur dévotion, qu’il est loin de désapprouver, la discipline morale qui mettra un frein à leur langue et l’amour qui les disposera à venir en aide à la veuve et à l’orphelin (1.26-27). Une difficulté plus sérieuse résulte du style de l’épître. Elle est écrite en un grec relativement pur, et l’Ancien Testament n’est cité que d’après la version des Septante. Or le frère de Jésus ne devait guère avoir reçu de culture hellénique, et le texte hébreu de l’Ancien Testament devait lui être familier. On peut répondre que la version des Septante était fort répandue, même en Palestine, et qu’il n’est guère possible de déterminer dans quelle mesure un Galiléen de ce temps, de modeste condition, mais d’une intelligence supérieure, pouvait acquérir la connaissance de la langue grecque. Si l’on juge toutefois inadmissible que notre lettre, telle que nous l’avons, soit sortie de la plume de Jacques, on peut supposer qu’il a eu pour secrétaire un Juif helléniste habitant Jérusalem.
Les opinions que nous venons d’énoncer sur l’auteur et la date de l’épttre de Jacques ne sont que des hypothèses. Elles sont loin de posséder à nos yeux une certitude qui ne laisse place à aucun doute ; mais elles nous semblent présenter, somme toute, assez de vraisemblance, et elles ne sont contredites par aucun fait établi.
L’épître de Jacques ne se prête guère à l’analyse. Elle renferme une série d’exhortations qui ne sont pas présentées dans un enchaînement rigoureux. On peut les grouper sous les titres suivants :