Les circonstances historiques et politiques au sein desquelles Ézéchiel a commencé son ministère ont été, pensons-nous, suffisamment esquissées dans l’introduction au livre de Jérémie. Nous y renvoyons d’une manière générale, nous bornant à rappeler ici ce qui importe plus particulièrement au sujet actuel.
À Jéhojakim, dont la rébellion avait amené l’armée de Nébucadnetsar sous les murs de Jérusalem, succéda Jéhojachin, qui ne régna que trois mois. Le nouveau roi était monté sur le trône au milieu des embarras et des misères du siège. Ce fut sans doute l’arrivée du monarque chaldéen en personne devant sa capitale, qui le décida à conclure une capitulation. La ville fut épargnée ; mais en se rendant, le roi ne sauva que sa vie. Il fut emmené à Babylone avec dix mille habitants de Jérusalem, environ tous ceux qui, en cas de nouvelles complications, pouvaient se rendre redoutables par leur position, leur intelligence ou leur connaissance des armes (2 Rois 24.15ss). Ces choses se passaient en 599 avant J-C.
Tandis que Jéhojachin était conduit à Babylone, où il demeura en prison durant de longues années (comparez 2 Rois 25.27), une partie des captifs, emmenés avec lui, furent transportés sur les bords du fleuve Kébar, en Mésopotamie. C’est au nombre de ces derniers que se trouvait l’homme de Dieu dont nous allons étudier la personne et le ministère.
Ézéchiel, dont le nom signifie : Dieu fortifie, était fils d’un sacrificateur nommé Buzi (1.3). Nous ne connaissons rien de sa vie antérieure. De la manière dont il parle du temple, et généralement de sa connaissance de la vie sacerdotale (chapitres 8 ; 40 et suivants), on peut conclure qu’il avait exercé à Jérusalem, pendant un certain temps, les fonctions sacrées. Nous pouvons calculer jusqu’à un certain point la durée de son activité. Il fut appelé au ministère prophétique cinq ans après sa déportation en Chaldée (1.2, 3, vers l’an 595 avant J-C), six ans par conséquent avant la ruine de Jérusalem, d’après 29.17, celui de ses discours qui porte la date la plus tardive a été prononcé la vingt-septième année de la captivité ; nous devons donc attribuer à son ministère une durée de vingt-deux ans au moins. Nous ne savons rien de sa mort. Une légende juive prétend qu’il fut tué par un des princes de Juda auquel il avait reproché son idolâtrie ; mais rien de moins certain que ces traditions extra-bibliques. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’on ne découvre dans son livre absolument rien qui puisse faire supposer qu’il ait vu lui-même le retour de la captivité et l’accomplissement des promesses par lesquelles il avait si souvent relevé le courage du peuple captif.
Son livre jette quelque lumière sur son genre de vie au milieu de ses frères de la captivité. Il était marié (24.18) ; il jouissait d’une grande considération auprès de ses compatriotes qui l’entouraient ; on le consultait volontiers (8.4 ; 14.1 ; 33.31). Son activité avait quelque analogie avec le ministère évangélique. Nous recueillons dans le livre d’Ézéchiel les renseignements suivants sur la situation extérieure et l’état moral de la colonie israélite.
La localité où les exilés se trouvaient groupés s’appelait Tel-Abib, colline des épis (3.15), nom qui paraît indiquer la fertilité. Les exilés jouissaient d’une assez grande liberté. Leurs relations avec la mère-patrie n’étaient pas entravées. Ils possédaient des maisons et des terres (8.1 et Jérémie 29.5). Ils étaient administrés par leurs propres anciens (14.1 ; 20.1), sans doute sous la surveillance d’un représentant du roi. Les exilés formaient l’élite de la nation, au point de vue intellectuel et social (voir plus haut), aussi bien qu’au point de vue religieux. C’est ce qui ressort de la vision des deux paniers de figues (Jérémie 24.1 et suivants). Mais cette supériorité ne pouvait être que relative. Les illusions auxquelles se livrait la portion du peuple demeurée à Jérusalem et qui allaient lui être si fatales, n’avaient pas pris fin tout d’un coup chez les premières victimes de la captivité. Aussi Dieu lui-même dépeint-il à Ézéchiel ses compagnons comme une race rebelle, en face de laquelle il rendra son front dur comme le diamant. Sous le respect extérieur pour Jéhova et pour son prophète (33.31), se retrouvaient chez eux les dispositions qui allaient causer la ruine de Jérusalem. L’influence des faux prophètes (chapitre 13) contrebalançait celle de l’envoyé de Dieu. L’idolâtrie persistait sous une forme ou sous une autre (14.3 et suivants), et le tableau des mœurs de la colonie, tracé dans des passages comme 23.25-26, justifie l’assertion du prophète que le nom de l’Éternel était blasphémé à cause d’Israël au milieu des païens, 36.20, 21. En un mot, ce commencement de châtiment n’avait pas plus produit ses fruits sur la terre d’exil qu’à Jérusalem, et il devenait toujours plus évident que, pour être profitable, le jugement devait s’exécuter jusqu’au bout.
Quelle était, dans ces circonstances, la tâche du prophète ?
Étrangers au milieu d’une grande nation idolâtre, sans culte, sans lien religieux avec le centre de la vie israélite, les exilés étaient exposés à perdre rapidement la connaissance vivante du vrai Dieu et par là tout espoir de restauration. Il était nécessaire, pour parer à ce danger, de suppléer autant que possible, aux moyens de grâce qui leur manquaient. C’est à ce besoin que Dieu pourvoit par les révélations accordées au prophète qu’il suscite au sein de l’exil. Il se révèle à lui dans une apparition magnifique, à la suite de laquelle le prophète fait entendre aux exilés de nombreuses prédictions, d’une étonnante précision de détail et d’une forme symbolique très riche, en harmonie avec le milieu où ils vivent, et décrit enfin, dans le tableau du nouveau temple, la perfection sublime des derniers temps.
Un fait capital partage en deux parties le ministère d’Ézéchiel : c’est la ruine de Jérusalem. Jusqu’à ce moment le prophète parle à son peuple un tout autre langage que celui qu’il emploiera plus tard. Le patriotisme religieux des Israélites se révoltait à la pensée qu’un jugement de Dieu pût détruire la ville sainte. Il fallait préparer les esprits à cette catastrophe, et pour cela leur faire sentir jusqu’à quel point elle était méritée. Voilà ce que Dieu fait en Babylonie par le ministère d’Ézéchiel, en même temps qu’à Jérusalem par celui de Jérémie. C’est dans ce but que notre prophète accumule dans la première partie de son livre les descriptions des crimes de Jérusalem, de son idolâtrie, de son immoralité. Il travaille ainsi à renverser la chimérique attente d’un retour prochain des exilés dans leur patrie et l’espérance, plus folle encore, d’une victoire remportée par le peuple de Jérusalem sur les Chaldéens. Par là il prévient en même temps le découragement qui aurait pu si facilement saisir les exilés au moment de la ruine de Jérusalem, et il prouve que dans cette catastrophe tout est à la charge du peuple rebelle, et que rien ne peut être imputé à l’impuissance ou à l’infidélité de Dieu lui-même.
Mais dès que fut arrivée la fatale nouvelle (23.21), les prédications du prophète prirent un tout autre caractère. Aux censures de la sainteté succèdent les promesses. Ézéchiel s’adresse maintenant au résidu croyant, à ce « saint reste, » dont avait parlé Ésaïe, qui a su reconnaître « qu’il y avait un prophète au milieu d’eux ». Devant ce peuple humilié, qu’il faut désormais garder d’abattement, il étale les perspectives du relèvement ; il décrit l’avènement du vrai Berger prenant la place des pasteurs indignes, l’effusion de l’Esprit et la conversion des cœurs, la résurrection nationale et le triomphe de la théocratie restaurée sur tous ses futurs ennemis. Préparées comme elles l’avaient été par la première partie de son ministère, ces promesses purent tomber dans un sol bien préparé et être saisies par la foi, sans que les illusions de l’orgueil ou d’un patriotisme faussé risquassent d’en dénaturer le sens.
À cette double tâche du prophète correspond l’ordonnance de son livre. Dans tout l’Ancien Testament il n’est pas d’écrit dont le plan et la pensée intime ressortent avec plus de clarté. Il se divise en deux parties principales, chapitres 1 à 24 et chapitres 33 à 48, datant l’une d’avant, l’autre d’après la ruine de Jérusalem. Entre ces deux parties en est intercalée une d’un caractère spécial (chapitres 25 à 32), qui comprend les prophéties dirigées contre les peuples étrangers. Dans l’introduction à cette partie intermédiaire, nous indiquerons les raisons pour lesquelles elle a été ainsi placée.
Chacune de ces trois grandes portions peut se diviser en un certain nombre de sections qui, sauf dans la partie intermédiaire, se suivent dans un ordre strictement chronologique.
Dans la première partie, le premier groupe (chapitres 1 à 7) est daté de la cinquième année de la captivité. Il renferme le tableau de la vocation du prophète (chapitre 1 à 3.15), puis l’annonce de la ruine de Jérusalem dans une série d’emblèmes d’abord, puis dans un discours prophétique (3.16 à chapitre 7).
Le second groupe (chapitres 8 à 19) porte la date, de l’année suivante. Ézéchiel nous transporte avec lui à Jérusalem dans le temple même, où son regard prophétique contemple les cérémonies païennes qui s’y pratiquent. L’Éternel donne l’ordre de détruire la ville ; et la nuée, symbole de sa gloire, abandonne par degrés le sanctuaire profané (chapitres 8 à 11). Suivent des menaces dirigées contre les habitants de Jérusalem, contre Sédécias et contre les faux prophètes, des avertissements adressés aux exilés, enfin une complainte sur les princes d’Israël (chapitres 12 à 19).
Le groupe suivant (chapitres 20 à 23), qu’une indication chronologique rapporte à la septième année, commence par des censures suivies de promesses ; puis le prophète annonce la marche de l’armée chaldéenne contre Jérusalem et rappelle, d’abord en termes propres, puis sous une forme allégorique, les crimes de Jérusalem, en les rapprochant de ceux de Samarie.
Enfin, deux ans plus tard (chapitre 24), le prophète annonce la ruine imminente de Jérusalem ; puis il se renferme dans le silence, en attendant la confirmation de cette menace. Ainsi se termine la première partie.
La partie intermédiaire (chapitre 25 à 32) se compose de prédictions prononcées en différents temps contre des peuples étrangers. Ces peuples sont au nombre de sept : les Ammonites, les Moabites, les Édomites, les Philistins, Tyr et Sidon, enfin l’Égypte.
La dernière partie du livre est introduite par une parole de Dieu à Ézéchiel, qui précède immédiatement le message annonçant la ruine de Jérusalem (33.21). Le prophète proclame ensuite le jugement des chefs d’Israël et des ennemis de la théocratie, menaces qui se transforment en promesses pour le peuple converti (chapitres 34 à 36) ; puis il trace le tableau magnifique de la résurrection d’Israël (chapitre 37), et annonce sa victoire sur un dernier ennemi (chapitres 38 et 39).
Le livre se termine par une triple vision : d’abord celle d’un temple nouveau ; Ézéchiel le décrit avec les détails les plus précis, ainsi que le culte nouveau que l’on y célébrera (chapitres 40 à 46) ; en second lieu, la vision du torrent d’eaux vives sortant du temple et portant partout la fécondité (47.1-14) ; enfin, celle de la répartition nouvelle du pays entre les douze tribus restaurées (47.15 à 48).
Aucun livre de l’Ancien Testament, peut-être, n’a été arrangé avec un soin si scrupuleux. Presque tous les discours sont accompagnés de leur date, et dans les deux parties principales, du moins, comme nous l’avons dit, ils sont placés selon l’ordre chronologique ; comparez 1.2 (5e année) ; 8.1 (6e année) ; 20.1 (7e année) ; chapitre 24 (9e année) ; chapitre 40 (25e année) ; de sorte que l’on ne peut guère douter que la rédaction définitive du livre ne soit l’œuvre d’Ézéchiel lui-même. Aussi, ni son authenticité, ni son intégrité n’ont-elles été mises en doute. Il y a, sous ce rapport, contraste complet entre l’écrit du troisième grand prophète et ceux de deux de ses prédécesseurs.
Étudions enfin de plus près les caractères particuliers de ce livre, au double point de vue religieux et littéraire.
Le trait dominant dans la conception religieuse d’Ézéchiel nous paraît être la puissance illimitée de l’action divine. Ésaïe avait fait ressortir surtout la sainteté du caractère de Dieu, en opposition à l’hypocrisie de l’observance extérieure et aux abominations idolâtres auxquelles se livraient tour à tour les contemporains de ce prophète. Dans les discours de Jérémie, c’est la justice de Dieu qui fait entendre sa voix sévère. Le peuple, définitivement condamné, n’a plus qu’à courber la tête sous le châtiment ; et le prophète, en ce moment douloureux, a pour tâche de lui montrer l’hommage qu’il doit rendre à Dieu par l’acceptation humble du jugement mérité. Au temps d’Ézéchiel, le peuple captif est profondément découragé ; sa dernière espérance s’évanouit ; Jérusalem est tombée ; l’exil se prolonge. Comment les captifs de Juda reviendraient-ils jamais de cette terre étrangère ? Ce serait une vraie résurrection des morts. Inutile de rien attendre de pareil ! « Et quand vous seriez morts, morts depuis des siècles, l’Éternel vous relèvera ; sa puissance n’a pas de bornes », : tel est le message d’Ézéchiel, surtout dans la seconde période de son ministère. Le prophète entretient ainsi l’étincelle de la foi chez ce pauvre « reste », , qui se croit abandonné pour toujours ; et il rend par là possible son rétablissement. Tel est, nous semble-t-il, le trait saillant de la prophétie d’Ézéchiel.
On a cru découvrir chez lui un autre caractère, dont l’école critique la plus récente a cherché à se prévaloir. On trouve dans le livre d’Ézéchiel un esprit essentiellement légal, et l’on fait de ce prophète le précurseur de ce judaïsme sacerdotal et rituel qui commença à régner dès le retour de la captivité et qui aboutit au pharisaïsme du temps de Jésus. « Soit qu’il revendique une vieille règle méconnue ou tombée en désuétude, soit qu’il en crée une nouvelle, dit M. Reuss, Ézéchiel est le chef de file »…des Esdras, des Néhémie et de leurs nombreux successeurs, qui ont imprimé au peuple juif des derniers siècles avant notre ère son caractère étroitement légal. Et comme l’on avait été conduit à placer à l’époque du retour de l’exil la composition du Pentateuque et spécialement celle de toute la partie cérémonielle de ce livre, on fit de celui d’Ézéchiel une sorte de transition entre la grande et libre période prophétique qui avait fini avec la captivité et la période de servile littéralisme qui a suivi la restauration.
C’est dans l’Introduction au Pentateuque que nous devrons étudier de front cette hypothèse, qui renverse de fond en comble l’histoire du peuple d’Israël, telle qu’elle a été jusqu’ici comprise. Nous ne pouvons nous occuper ici que de ce qui concerne spécialement le prophète Ézéchiel. On fait de lui l’inventeur du sacerdotalisme et de la légalité judaïques. N’est-ce pas lui, en effet, qui trace, chapitres 40 à 48, le tableau du temple qui doit être construit et du sacerdoce qui doit être établi après l’exil ? Ces institutions ne diffèrent-elles pas sur plusieurs points et du tabernacle et du culte décrits dans le Pentateuque ? Or, dit-on, Ézéchiel n’aurait rien pu changer à tous ces statuts, s’ils eussent été consignés dans un code vénéré et reçu de tous, comme l’aurait été un écrit de Moïse lui-même. Cette objection renferme un grand malentendu et une non moins grande inconséquence. On s’imagine que dans la description du temple nouveau, Ézéchiel a tracé le modèle du sanctuaire qui devait être matériellement élevé lorsque le peuple serait rentré dans son pays. Mais s’il eût songé à imposer une tâche semblable au peuple restauré, il n’eût pas fait entrer dans ce tableau du sanctuaire futur des choses complètement irréalisables. qu’est-ce, par exemple, que ce torrent qui sort du seuil de ce temple, qui n’atteint dans le parvis qu’à la cheville du pied du prophète, mais qui grossit par degrés, quoique sans affluent, tellement qu’un peu plus loin Ézéchiel ne peut plus le traverser qu’en ayant de l’eau jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux reins ; et qu’enfin il est obligé de le traverser à la nage ? Comment ce torrent naît-il et grossit-il de la sorte ? Comment croissent sur ses bords deux rangées d’arbres pareils à ceux d’Éden ? Comment parvient-il à l’est jusqu’à la plaine que le Jourdain traverse avant de se jeter dans la mer Morte, alors que cette plaine est séparée de la vallée située au pied du temple par un dos de terrain infranchissable ? Par quelle vertu l’eau de ce torrent, en arrivant dans la mer Morte, purifie-t-elle ses eaux saumâtres et les rend-elle habitables pour des êtres vivants ? (chapitre 47) Tous ces traits, interprétés littéralement, n’ont aucun sens. Ils conviennent, non à un torrent matériel, mais à un fleuve de vie spirituelle, qui, partant d’un sanctuaire spirituel comme lui, doit renouveler l’humanité. Ézéchiel pense si peu au temple que devra rebâtir le peuple à son retour, qu’entre la restauration et la construction de cet édifice il place une crise nouvelle, une terrible invasion étrangère, celle de Gog et Magog (chapitre 38 et 39). Aussi aucun des chefs du peuple après le retour de la captivité n’a-t-il pensé à prendre pour modèle du nouveau sanctuaire celui dont Ézéchiel a tracé le plan. On a imité aussi fidèlement que possible l’ancien temple de Salomon, mais sans songer un instant à réaliser même approximativement le tableau d’Ézéchiel. Le caractère tout spirituel du sanctuaire décrit par ce prophète ressort du reste de plusieurs changements significatifs qu’il apporte à l’ordonnance du tabernacle. Il remplace le voile entre le Lieu saint et le Lieu très saint par une porte à battants, et fait de l’autel d’or, dans le Lieu saint, la table de l’Éternel (41.22-24). Ces nouvelles dispositions sont destinées à indiquer un progrès dans la relation de Jéhova avec les siens, progrès que l’alliance nouvelle, déjà annoncée par Jérémie (31.31 et suivants), doit réaliser sur l’ancienne, et auquel correspondent ces paroles d’Ézéchiel lui-même : « Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau…; je mettrai mon Esprit au-dedans de vous…et vous serez mon peuple et je serai votre Dieu » (36.26-28).
À ce malentendu, qui transforme de magnifiques promesses en commandements inexécutables et absurdes, se joint chez les défenseurs de cette hypothèse une très grande inconséquence. Ils prétendent qu’Ézéchiel ne peut s’être permis de changer quelque chose au code mosaïque, si déjà il existait. Mais peut-on nier que le temple de Jérusalem n’ait existé avant l’exil et n’ait possédé aux yeux du prophète le caractère d’une institution divine ? Et cependant il en modifie le plan très librement, comme nous l’avons vu, en traçant le tableau de son temple idéal. Bien plus, il annonce une répartition de la Terre Sainte entre les douze tribus, qui diffère absolument du partage exécuté sous Josué (chapitre 48). Pour être conséquents, les auteurs de l’hypothèse devraient conclure de là que ce partage antérieur n’avait point eu lieu et que par conséquent toute l’histoire du peuple depuis Josué jusqu’à l’exil n’a été qu’un rêve des historiens sacrés !
Nous pouvons donc d’ores et déjà, et avec la plus parfaite quiétude, nous inscrire en faux contre l’hypothèse récente de la critique, au moins en ce qui concerne le rôle attribué à Ézéchiel dans cette nouvelle construction de l’histoire sainte.
Au point de vue littéraire, le livre d’Ézéchiel frappe dès l’abord par un déclin manifeste de la langue ; l’influence de l’araméisme se fait fortement sentir. Des répétitions fatigantes pour notre oreille occidentale, une prolixité étrange, des tournures absolument prosaïques, marquent une différence absolue entre cet écrit et la seconde partie d’Ésaïe, par exemple, tout en accusant une ressemblance relative avec Jérémie, d’autre part, une abondance d’images saisissantes et un symbolisme riche et grandiose, révèlent chez lui une nature de feu, qui se livre tout entière à la puissance de l’Esprit dont elle est saisie. Ces images, ces emblèmes, ne sont pas en effet chez Ézéchiel de simples ornements de style ; sa personne elle-même est constamment en jeu dans ces allégories par lesquelles il décrit à l’avance le sort de son peuple ; il est lui-même, comme il le dit, « un signe » prophétique (24.9-4, 27). C’est là ce que signifie l’acte étrange qu’il doit accomplir au commencement de son ministère (3.3, 14, 15) et qui représente la fusion la plus intime de sa personne et de son œuvre. En face de ces faits, comment a-t-on pu songer à faire d’Ézéchiel une sorte d’écrivain savant, d’homme de cabinet, « parlant à la postérité qui lira des discours que personne n’aura entendus » (M. Reuss). Ce genre imagé, symbolique, où l’allégorie prend des dimensions colossales et se revêt en même temps des contours les plus minutieux et les plus précis, répondait on ne peut mieux aux besoins des auditeurs d’Ézéchiel, familiarisés depuis leur séjour en Babylonie avec les figures de ces animaux fantastiques dont les Chaldéens aimaient à peupler l’entrée de leurs temples et les vestibules de leurs palais. Rien donc de plus actuel que ce style d’Ézéchiel, dans lequel on prétend voir une œuvre artificielle, destinée à la postérité plutôt qu’à des auditeurs immédiats.
Ézéchiel se trouve placé sur la limite d’un passé, l’ancienne théocratie visible qui s’en va, et d’un avenir qui doit sortir de ces ruines. Jérémie avait en quelque sorte inhumé l’ancien ordre de choses ; Ézéchiel inaugure le nouveau. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Cet avenir qu’Ézéchiel contemple et prépare, n’est pas celui qui se réalisera immédiatement après la restauration. Le regard du prophète passe par-dessus les cinq siècles qui sépareront la captivité de l’économie spirituelle. Quand Ézéchiel dit : « J’ôterai du dedans de vous le cœur de pierre et je mettrai à la place un cœur de chair » (36.26), ce n’est pas assurément l’œuvre du judaïsme légal et pharisaïque qu’il décrit de la sorte, mais celle du Christ. La loi n’est que l’ombre, après aussi bien qu’avant l’exil ; Christ est le corps (Colossiens 2.17), la réalité promise.